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Comment l’écoute et la parole d’un psychanalyste hors cure classique peuvent contribuer à traiter la douleur. Une approche clinique et institutionnelle.

Marie-Frédérique Doineau

Marie-Frédérique Doineau

Marie-Frédérique Doineau, CMPP, Psychanalyste en cabinet privé, psychologue

clinicienne, Grenoble.





Ce titre fait référence à Michel Lapeyre, psychanalyste toulousain décédé prématurément en 2009. C’est aussi un bref hommage à un collègue et ami très cher

qui nous manque et pour lequel l’éthique n’était pas un vain mot.

En effet, il m’écrivait : « On ne parle plus ou presque plus aux malades surtout les plus atteints, alors que c’est l’activité que nous devrions avoir avec eux ; la

question se pose de savoir qui à moins d’une analyse peut faire un tel travail ? » 1 . Il mettait donc l’accent sur la parole de l’analyste, l’écoute étant souvent privilégiée.

Lacan nous incitait pourtant « à l’ouvrir » aussi et rappelait que l’analyste paie de

mots et de sa personne.

Nous avons évoqué à travers notre correspondance, avant sa mort, Algo 38 et Palliavie, associations dans lesquelles je suis intervenue, dont l’objectif principal est la

« prise en charge » de la douleur.

Je mets des guillemets à cette expression un peu floue et équivoque, qui pourrait évoquer un patient « passif », « compliant », c’est-à-dire conforme à ce qu’on attend de lui, un bon malade, « collaborateur » 2  : « La compliance du malade implique

obéissance ». Dans ce cas, nous serions donc loin de la psychanalyse. Mais cette prise en charge dite « globale », non purement médicale, ne se réduit pas à donner

de la morphine… ni à coter une échelle de la douleur ; ces associations faisant

appel ponctuellement à un analyste (ce qui en soit ne constitue pas d’ailleurs une garantie…). Pour tenter de répondre à la question posée par mon titre et découlant de cette

pratique singulière, je me suis appuyée également sur certains passages de

« Papillonnage » (M. L.), sur Freud, sur Lacan (séminaire : l’Éthique de la psychanalyse) et sur d’autres, analystes contemporains ou sociologues. Une précision qui semble aller de soi, mais il faut se méfier des évidences, il n’y a pas la Douleur avec un D, mais des douleurs d’origine et d’intensité variables, et vécues

selon la subjectivité des patients. Je travaille avec ce postulat, vérifié par la clinique.


1 Correspondance privée.

2 D. Silvestre. « L’obligation au bonheur », Revue de L’ECF, 35, p. 27.


Toutefois, pour introduire mon exposé, j’ai eu besoin de clarifier la définition de la

douleur, signifiant polysémique par excellence.

Ainsi, Jean-Claude Fondras, (médecin responsable d’un service de traitement de

la douleur et de soins palliatifs), relève « la proximité de l’état vécu dans la douleur

au sens physique et de l’état mental désigné sous le vocable de souffrance

morale » 3 .

Un détour par l’étymologie s’impose donc : dans le « Dictionnaire historique de la

langue française », sous la direction d’Alain Rey, le mot dolor en 1050 issu du latin

dolorem provient du verbe dolore, souffrir, qui a donné l’ancien verbe se douloir ;

ce mot douleur est effectivement passé en français avec son sens de douleur physique

et morale.

La définition de la souffrance, associée donc étroitement à la douleur, est plus

délicate. Alain Rey nous apprend que le terme de souffrance (1170) dérive de

souffrir ou action de supporter. Le mot apparaît d’abord avec le sens de « trêve »,

« faire cesser ». De cette valeur disparue, on passe au sens de « délai, répit ». La

locution « en souffrance » est le seul témoin moderne de cette valeur du mot.

Parallèlement, souffrance, depuis la fin du 12e siècle, a le sens de « patience, fait de

supporter » puis au moyen – français (1462) semble prendre définitivement le sens

de douleur, physique et morale, et état d’une personne qui souffre. En définitive, les

deux mots, après avoir connu des nuances intéressantes, aboutissent au même

sens…

Dans cette optique, David Le Breton, sociologue, peut affirmer au regard de son

expérience : « La douleur n’est pas un fait physiologique mais un fait d’existence » 4 .

Cela rejoint les travaux des psychanalystes et des philosophes. Le corps habité

par le langage ne se réduit pas, en effet, à l’organisme. C’est un des

enseignements de Lacan connu de tous les cliniciens… Un rappel important : Freud 5

considère déjà la douleur psychique comme analogue à la douleur corporelle dans son

économie. Pour lui, la douleur est au-delà du principe de plaisir et signe

l’impossibilité de la satisfaction pulsionnelle.

Dans l’écoute, du côté de l’analyste, l’articulation de la douleur physique et morale

s’avère malaisée. Mais cette distinction entre les deux peut se révéler utile, voire

indispensable, pour ne pas passer à côté de certaines pathologies lourdes, à traiter

d’urgence. Il n’en demeure pas moins que douleurs physiques et morales sont

intriquées la plupart du temps ; d’où la difficulté pour aborder cette question. Si on se

réfère à l’étymologie de souffrir, qui renvoie au verbe « supporter », peut-on dire avec

Jean-Pierre Journet que la douleur, « d’être soufferte », peut produire des effets

d’allégement, un certain apaisement ?

Algo 38 et Palliavie s’inscrivent dans cette perspective de prise en charge

pluridisciplinaire de la douleur, qui n’occulte pas, à priori, la dimension de

l’inconscient…

Pourquoi ce questionnement sur la douleur ?

Tout d’abord, comme beaucoup d’entre vous, je suis concernée par la douleur, à

différents titres, depuis une place professionnelle mais aussi personnelle car la

3 Jean-Claude Fondras. La Douleur ; expérience et médicalisation, Les belles Lettres, p. 15.

4 David Le Breton. Anthropologie de la douleur », Édition Métaillé, 1995.

5 Freud. Deuil et Mélancolie.


douleur est inhérente à la condition humaine : « la douleur est sans doute

l’expérience humaine la mieux partagée avec celle de la mort » confirme David Le

Breton 6 .

Chacun rencontre, c’est banal, la « douleur d’exister », qui peut être dépassée dans la

cure, marque du désir aussi comme le rappelait Laure Thibaudeau (cf. Les

formations de l’inconscient, séance du 9 avril 1958) et chacun pourra éprouver, un

jour ou l’autre, c’est incontournable, la douleur physique et/ou psychique.

Par ailleurs, un psychanalyste ne saurait ignorer le contexte politique et social de

notre époque, contexte qui n’est pas sans effets (du moins c’est ma position) sur le

traitement de la douleur.

Le « discours de la science », « avec son surmoi féroce et obscène » 7 qui occulte

complètement le sujet parlant, déjà dénoncé comme un danger potentiel par Lacan,

discours dominant à notre époque, mais à ne pas confondre avec le discours plus

nuancé de certains scientifiques, « maltraite » de fait la douleur (traitée alors d’une

manière purement opératoire). Ce discours n’est pas sans rapport avec un lien social

qui se délite, et va de pair avec l’avalanche de protocoles « qui ne valent guère que

comme dispositifs d’assurance », M.L.et croient avoir réponse à tout, oubliant la

subjectivité et correspondant à une dérive dans le sens de l’éthique du Bien (le

même pour tous). Les patients se confondent alors avec leurs pathologies.

Je pense, par exemple, à la façon dont on peut annoncer, brutalement, un diagnostic

(et ses pires conséquences) sous couvert d’idéaux de toute transparence, sans tenir

compte du cas par cas. La douleur risque alors d’être banalisée, aseptisée ; la

souffrance morale qui l’accompagne déniée, le sujet objectivé. Or, ces nouvelles

pratiques médicales (inspirées du comportementalisme, avec questionnaires

binaires totalisants) peuvent transformer les dires médicaux en « prédictions de

mauvaise sorcière » et redoubler la douleur (avec les meilleures intentions du

monde) ! « Heureusement tous les médecins n’obéissent pas, pieds et poings liés (et

bouche cousue) à cette complicité glauque du discours de la science et du discours

capitaliste » 8 reconnaissait M. L.

Il ajoutait : « Il est étonnant que ce soit l’analyste qui de manière directe ou indirecte,

rappelle le médecin à ses tâches, à ses devoirs, ses aptitudes et plus largement

à la tradition hippocratique » 9 .

La vigilance s’impose !

Enfin, en tant que psychologue, psychanalyste, j’ai eu l’opportunité et la chance

d’intervenir à Algo 38 et Palliavie, à Grenoble, pendant plusieurs années.

Algo 38 était un réseau ville-hôpital, s’adressant à des patients dits douloureux

chroniques (terme générique mais à différencier de la douleur aigue passagère).

On retrouve un dénominateur commun chez ces patients : leur espace restreint, leur

temps uniformisé réduisant tout le présent à n’être que souffrance et cela dans la

durée 10 .


6 David Le Breton. Anthropologie de la douleur.

7 M. L.. Correspondance privée.

8 M. L.. Correspondance privée.

9 M. L.. Correspondance privée.

10 Jean-Claude Fondras. La Douleur – Expérience et médicalisation, p. 112-113.


La douleur chronique est une longue et pénible entrave à l’existence, si je résume

au mieux Le Breton, qui rejoint Fondras sur ce sujet. Du moins, elle se donne à voir

ainsi, mais peut faire entendre parfois un savoir insu du patient, si ce dernier

accepte de parler à un analyste qui saura l’écouter.

Algo 38 réunissait à la fois des spécialistes de la douleur exerçant à l’hôpital et des

praticiens en ville : médecins généralistes, infirmiers, aides-soignants,

kinésithérapeutes et psychologues en libéral (psychanalystes ou pas). Cette

expérience a permis à des patients auxquels on avait fait une offre de parole de

rencontrer par ce biais un psychanalyste. Quatre séances étaient réglées par

l’association, ensuite le patient pouvait continuer à venir en payant de sa poche. À

ma grande surprise, cela arrivait assez souvent (installation du transfert). Cette

clinique innovante a eu des effets indéniables, mais je ne peux en tirer aucune

conclusion hâtive sur une possible fonction généralisable de la douleur chronique.

Je peux constater simplement que le discours du patient entendu sans préjugés, la

présence de l’analyste, avaient souvent pour effet de démêler des fils, voire de

permettre une certaine limitation à la jouissance mortifère impliquée dans de

nombreuses douleurs physiques et une mise au travail réelle pour quelques-uns.

Pour illustrer cette hypothèse, je présenterai une brève vignette clinique : « une

douleur peut en cacher une autre » concernant une patiente ayant interrompu

prématurément son travail au bout de 3 ans, non sans effets toutefois… peut-être

ne pouvait-elle aller au-delà sans risque d’effondrement dépressif ?

Mme X vient me voir en désespoir de cause (ce sont ses mots) pour diverses

douleurs invalidantes, reliées au début à un léger traumatisme en voiture (épaules,

dos, migraines, acouphènes, etc.). En arrêt de travail depuis un an, dans la plainte

répétitive, Mme X ne comprend rien, semble « jouir » de ses douleurs réelles qui la

tiennent alitée et mobilisent l’entourage familial… Quand elle se déplace à mon

cabinet, elle se remet en mouvement (physiquement et psychiquement) et, petit à

petit, a envie de savoir et prend la parole. Je l’écoute attentivement en

l’encourageant, en posant des questions parfois, mais sans interpréter. Au fil des

séances, elle finit par parler d’autre chose que de sa douleur physique (moins

envahissante) et j’apprends, ce qu’elle n’avait jamais osé dire à aucun médecin (et

elle en a rencontrés beaucoup), que ses troubles ont commencé dans les suites d’une

IVG mal assumée par elle. Elle remarque d’ailleurs que ses acouphènes reviennent

ou s’amplifient lorsqu’elle a le sentiment de ne pas être écoutée par son mari. Ce

dernier lui aurait dit : « Fais ce que tu veux, choisis, débrouille-toi », ce qu’elle a

vécu comme un désintérêt de sa part, un laisser-tomber. Elle aurait alors aimé que

son mari l’entende, lui donne son avis de père et d’homme et prenne position. Elle a

été plongée dans une grande solitude. Elle est perdue. Elle évoque par ailleurs sa

mère rigide, infantilisante, dont elle a du mal à se séparer et ses enfants qui

l’accaparent. Sa vie de femme n’est abordée qu’avec une extrême réticence.

Rien d’extraordinaire me direz-vous ! Mais elle remarque la diminution en intensité et

en fréquence de ses douleurs. Elle reprend le travail à mi-temps, puis à 80 %. Elle

vient deux fois par semaine puis une fois, et un jour sans prévenir, après avoir dit à

la séance précédente que cela allait nettement mieux, elle laisse un message sur

répondeur pour dire qu’elle arrête. Je l’invite à venir m’en parler directement mais

elle ne donne plus de ses nouvelles. Acting out ? Je réalise qu’elle commençait à

aborder la question de son couple et que l’idée d’une séparation la traversait – de

l’ordre de la perte –, question angoissante qui l’a peut-être fait fuir. Elle a toutefois

trouvé sa solution : supporter quelques douleurs physiques passagères (nettement


moins insupportables qu’avant), solution précaire, moins « douloureuse » pour elle

que de se pencher vraiment sur la douleur psychique aperçue, qu’elle ne peut

élaborer plus pour l’instant. Tiendrait-elle à son reste de jouissance, aux bénéfices

secondaires de la persistance d’une « dose » de douleur physique ; la conversion

pouvant être appréhendée, en effet, comme un évitement de la douleur psychique ?

La question de la perte et de l’objet reste à interroger, sans relâche, dans la douleur

intriquée à la jouissance. Sur ce sujet, T. Charrier 11 envisage le temps de la douleur

comme celui de « la réalisation et de la symbolisation de la perte ». Je reviens au

parcours inachevé de ma patiente. Elle est restée au seuil de l’analyse, mais ces

entretiens ont fait vaciller sa position et ont diminué ses douleurs physiques, en lui

permettant de reconnaître, pour une part seulement, sa souffrance morale indicible

jusqu’ici et qu’elle a commencé à mettre en mots. Elle a pu approcher un réel refoulé

jusque-là, mais elle a pris la fuite : réaction thérapeutique négative ? Erreurs dans

la conduite de la cure ? Mais aussi travail préliminaire possible à une éventuelle cure

classique… ?

Cette vignette illustre, en partie, ce qu’écrit J C Fondras 12 .

La douleur est à la fois métonymie et métaphore. Elle est métonymie au sens où la

douleur désigne la souffrance, elle est le détail qui montre le tout, encore fautil ne pas

prendre le détail pour le tout (par exemple ici les acouphènes). La douleur est aussi

métaphore, elle évoque la peine de vivre, elle fait surgir la « cruauté du réel ». Pour

cette patiente, cette « cruauté » correspondrait au laisser-tomber de son mari, à sa

terrible solitude, à la décision prise par Mme X de suivre le désir supposé de son mari,

quitte à céder sur son propre désir et devenir figée, douloureuse ; des paroles

humanisantes lui ayant manqué à l’époque… Sa position subjective aurait à voir

aussi avec son fantasme d’éternelle victime de l’Autre.

Cette patiente était-elle de structure hystérique ? Vraisemblablement, mais ce qui

comptait avant tout, c’était de l’entendre au plus près pour essayer de faire surgir

éventuellement un signifiant nouveau – elle associait facilement –, la faire bouger,

sortir de son inertie du début, orienter la cure vers le réel.

Le travail de l’analyste ne consisterait-il pas alors à lever le « mensonge sur le mal » 13

 ? Une des définitions de la douleur donnée par Lacan, à faire passer (en partie) de

la conversion hystérique à la souffrance morale ? Mon cas clinique montre la très

grande difficulté de ce passage. Selon Lacan la douleur ment (cet exemple en

témoigne) mais cela ne se vérifie pas pour toutes les douleurs.

Ce cas n’est absolument pas exemplaire car toutes les histoires entendues dans le

cadre d’Algo 38 sont spécifiques.

Je tiens, à cette occasion, à évoquer la disparition récente d’Algo 38, symptôme

parmi d’autres, du primat de l’économique dans les lieux de soin. L’institution a été

prise, à son insu, dans le discours capitaliste et une logique libérale,

comptable….

Algo 38 se conjugue désormais au passé suite à l’arrêt brutal des subventions versées

par le Conseil Général. Il aurait été reproché aux médecins et aux psychologues de

faire trop de clinique, de voir les patients trop souvent, de prendre (ou de perdre ?)

11 Thérèse Charrier. « Le futile préoccupant », Psychanalyse 13.

12 Jean-Claude Fondras. La Douleur ; Expérience et médicalisation, p. 266.

13 Lacan. « Chapitre de la loi morale », Séminaire VII, L’éthique, Seuil, p. 89.


trop de temps avec eux. Les financeurs, après évaluation de la structure

(« machine à tuer le désir » pour M. L.), auraient souhaité un travail

d’« aiguillage » ; je vous livre mes associations : (comme à la SNCF ? remettre les

patients sur les rails), de « tri » des malades (comme le tri à la poste ? il reste parfois

des colis en souffrance… sans adresse, pas réclamés, oubliés), et plus de statistiques

évidemment. Triste illustration du discours de la science et du discours du

capitalisme, « négation de l’humain » 14 qui a laissé des patients à la rue, les autres

structures étant toutes surchargées.

Dans le même esprit que feue Algo 38, mais toujours en vie si j’ose dire, je

souhaiterais rajouter un mot sur une expérience similaire à Palliavie, organisant des

soins palliatifs à domicile, pratique plus originale pour des psychanalystes sortant

de leur cabinet, avec des intervenants pluridisciplinaires. Les entretiens ont lieu au

« chevet du malade » (définition initiale de la clinique) ; les malades sont soit d’emblée

demandeurs, soit il leur a été proposé de rencontrer un psychologue

psychanalyste (et ils peuvent refuser).

Ces patients en fin de vie sont très douloureux. Certains, rares, ont la lucidité,

la douleur supplémentaire, de savoir leur fin proche (pour la plupart

impensable). En général, les entretiens durent jusqu’au décès du malade. Je pense à

un homme atteint d’un cancer généralisé qui me racontait ses rêves récurrents de

paysages glacés, sans être humain, lui évoquant sa mort prochaine et je me suis

autorisée à lui parler, lui demander des précisions sans « faire le mort »

systématiquement ; lui-même ayant beaucoup de mal à s’exprimer. C’est lui qui me

guidait, m’indiquait ses préoccupations du jour (sa femme par exemple, qui croyait en

une amélioration possible de son état et ne pouvait entendre son aggravation

notable ni son angoisse insupportable). Il est resté vivant, désirant jusqu’au bout et

essayant d’apprivoiser sa douleur épouvantable mais reconnue et entendue (et

traitée médicalement). Il avait surtout le désir d’une présence, de rester en lien avec

l’autre le plus longtemps possible ; ceci dit sans verser dans l’angélisme qui n’a pas

du tout sa place ici.

Un autre patient atteint d’un cancer du cerveau et devenu aphasique a souhaité,

lui, interrompre nos rencontres, ne pouvant plus parler et refusant qu’on le voie se

dégrader. Cela a été respecté et les soignants (les kinésithérapeutes par exemple)

ont fait d’autant plus acte de présence. Travailler à Palliavie est éprouvant.

Pour l’analyste, y aurait-il le risque (même minime) de glisser du côté de la

jouissance mortifère, de sortir de l’éthique de la psychanalyse ? L’analyste, quand il

écoute le patient en fin de vie, pour ne pas se trouver dans une fascination face à la

mort proche, presque incarnée, doit rester bien vivant 15 . Le désir de l’analyste joue-

t-il encore dans ces situations exceptionnelles ? Je dirais qu’il soutient cette place

à tenir ! La mort étant vécue ici de façon anticipée par le malade et le

psychanalyste, une dissymétrie entre le patient et l’analyste reste indispensable si ce

dernier tient à garder une position éthique et à accompagner le mourant jusqu’au bout.

Le travail est très différent de ce qui se passe sur le divan, bien que, là aussi, nous

allons à des endroits où on ne va pas habituellement. Toutefois avec le poids de la

douleur et surtout de la fin de vie, le corps n’occupe pas tout à fait la même place.

Le nouage entre les trois registres R.S.I. est-il modifié de fait ? On peut supposer

14 Michel Lapeyre. Papillonnage, p. 77.

15 Lacan : « Celui qui fait l’analyste, il lui faut "à côté", un petit désir…. », Séminaire VIII, Le

transfert.


que la douleur extrême, envahissante, vient faire effraction dans le corps du sujet

parlant comme si l’imaginaire et le symbolique ne pouvaient plus « fonctionner » tout

à fait comme avant. Le Réel de ce corps sexué et mortel, dont on ne peut rien dire –

expulsé du sens – laisse moins d’espace au symbolique et à l’imaginaire… le sujet

médicamenté au cas par cas (ce qui lui permet aussi d’être présent aux autres et à

lui-même) peut choisir une sédation plus forte si sa douleur physique intenable

devient proche d’une jouissance mortifère muette indicible.

Pourtant, la structure psychique ne change pas. Mais le nouage semble plus fragile

entre ces registres, il se dénoue se renoue de façon plus « lâche ».

La parole douloureuse adressée ne peut aboutir à une symbolisation « toute ». Mais

écoutée, entendue, sans nier l’approche de la mort inéluctable, elle a des effets de

subjectivation. Le sujet étant momentanément moins affecté par sa douleur moins

insupportable (temporairement).

Je reviens à Palliavie.

M. L. qualifiait ces entretiens de « rencontres extrêmes » dans nos échanges

épistolaires. En voici un exemple :

Il m’est arrivé, tout à fait exceptionnellement, d’assister aux obsèques d’un patient

suivi pendant de longs mois, plusieurs fois par semaine. C’était un homme cultivé, se

plaignant peu. Nous avons eu des échanges entrecoupés de longs silence (je

l’écoutais avant tout) mais j’acceptais de prendre la parole à l’occasion, sachant que

son temps était vraiment compté. Je ne pouvais me dérober, c’était pour moi une

question d’éthique (du désir, du bien dire, du regard porté sur lui) que de

l’accompagner jusqu’au bout. À la fin, il s’accrochait à ma main que je ne pouvais

retirer sans lui faire violence. J’étais la seule à ne pas nier sa mort prochaine

inéluctable, son médecin traitant ne pouvant en parler avec lui car il avait un

sentiment d’échec, lié (probablement) au fait de ne pouvoir le guérir. Je m’efforçais

de ne pas être dans l’évitement, dans le « rien ne vouloir en savoir ».

M. L. écrivait 16  : « dans la mesure où il y a du psychanalyste, la question n’est pas

que de prendre soin du malade (nécessaire mais pas suffisant), la grande affaire

n’est pas d’avoir souci uniquement de la guérison. L’important que l’analyste incarne,

ce dans quoi il persiste et signe, c’est la volonté de lever le refoulement », ceci en

référence à Freud.

Mon travail se voulait plutôt dans cette direction, et non orienté par le « service

des biens ». En contradiction avec ce qui suit ?

Aller aux obsèques peut se discuter, est-ce encore professionnel ? Je me suis

interrogée longuement et m’interroge encore… Cela relèverait-il de : « la sauvegarde

de la relation à la substance humaine » 17  ? d’une « rencontre singulière » ? Dans

l’après-coup, je me dis que cela pourrait avoir un rapport lointain avec le concept de

« gratitude » 18 , « qui ne renie pas l’inhumain dans l’humain » ; c’est « ce qui ferait le

savoir de l’analyste » (entre autres définitions, proposées, revisitées, réappropriées

par Michel Lapeyre).


16 Michel Lapeyre. Papillonnage, p. 77.

17 Michel Lapeyre. Papillonnage, p. 94.

18 Michel Lapeyre. Papillonnage, p. 109.


Je soutiens avec M. L. que la psychanalyse se doit « d’accompagner au plus loin et

le plus longtemps le souffrant et le douloureux, hors de tout protocole

compassionnel » 19 . Cela fait vraiment écho à ce travail particulier.

Pour autant, malgré ces témoignages, l’écoute et la parole d’un analyste, peuvent-

elles contribuer réellement à traiter la douleur ? La réponse n’est pas évidente et

mérite d’être nuancée.

En premier lieu, je remarque que la question de la douleur physique bouscule, y

compris des psychanalystes ; ces derniers réinventant pourtant à chaque fois la

psychanalyse, s’appuyant sur le désir issu de leur propre cure et préparés à

affronter « la réalité de la condition humaine » 20 .

En quoi consisterait donc l’aide concrète, modeste, apportée par la psychanalyse

dans la lutte contre la douleur ?

Cette douleur renommée avec justesse : « castration sans répit » par M. L., ce qu’il

vivait alors dans sa chair de façon éprouvante. Il ajoutait à mon intention : « C’est une

question réelle, vivante, que de traiter avec la douleur sans y céder, sans la nier

pour autant ». Pour lui, il s’agissait de « jongler avec la douleur, la négocier » à

chaque instant.

M. L. poursuivait : « je sais que la psychanalyse m’y aide mais je ne sais pas trop

comment » 21 . Donc, pas de réponse en prêt-à-porter, aucune recette pour éviter la

douleur, mais un appui possible sur la psychanalyse.

Chacun trouvant sa solution propre qui atténue la douleur sans la faire

disparaître, sans doute du coté de souffrir sa douleur ?

Mon titre me paraît trop ambitieux dans l’après-coup. Plutôt que de prétendre traiter

La douleur, ne s’agirait-il pas de traiter Avec la douleur. Comme l’indiquait M. L., cela

supposant pour le patient, un minimum d’acceptation de sa douleur et ensuite de

pouvoir « l’adresser » à un autre capable de l’entendre, à toute fin que cette douleur

ne reste pas en souffrance, en attente à la poste, qu’elle soit prise en compte.

Par ailleurs, la présence des autres qui comptent encore SUR le patient

douloureux et pas seulement POUR lui, me semble primordiale à cet égard. Surtout, ne

pas enterrer le patient trop vite ! M. L. en témoignait avec son souci de répondre aux

questions posées par ses collègues, de transmettre jusqu’au bout ; cela l’aidait à

« faire avec » la douleur momentanément…

Dans cette optique il n’est plus question d’éradiquer la douleur à n’importe quel prix,

mais de ne jamais oublier son rapport au symptôme, au réel (pas réduit au

biologique). « Comment faire avec un discours qui, sans y parvenir, tend à

occulter le symptôme qu’il ne peut dès lors que maltraiter ? » 22 , se questionnait M. L.

Effectivement, dans une certaine conception du traitement de la douleur, le sujet

parlant est évacué et la dimension de l’inconscient ignorée. Le psychanalyste serait-il

invité à « résister » ? Il peut le faire, en sortant de temps en temps de son cabinet,

par exemple pour des entretiens à domicile pour les personnes en fin de vie qui en


19 M. L.. Correspondance privée.

20 Lacan. L’éthique, p. 351.

21 M. L.. Correspondance privée.

22 M. L.. Correspondance privée.


expriment le désir (pas inutile peut-être non plus pour la survie de la

psychanalyse, ni incompatible avec l’éthique ?).

Face à la maladie incurable qui l’emportait, M L constatait, réaliste : « la

psychanalyse n’y peut rien pourtant, sauf pour ce que nous en faisons seul(e) et pas

seul(e) » 23 .

Cette affirmation me renvoie à la fois : à la solitude du sujet face à sa douleur ; et à la

solitude fondamentale de tout sujet en fin d’analyse « ce moment, ce point où on

n’attend plus rien de personne, à ceci près que dans la cure on finit par

apprendre quand même qu’on n’a à en vouloir à qui que ce soit à cet égard » 24 , en

écho, bien entendu, avec la détresse originaire 25 dont parle Freud.

Elle interroge également sur la place des autres auprès du sujet douloureux.

M. L., analyste, n’ignorait pas les limites de la psychanalyse, face à l’intrusion de la

douleur et l’approche de la mort. Au fond, jusqu’au bout, il tiendra bon sur une

conviction qu’il tenait à transmettre dans ses courriers : « Si on ne veut pas plonger et

se noyer dans la souffrance, il n’y guère qu’à faire la preuve qu’on fait partie de la

cohue parlante » 26 . C’est une piste précieuse, pas sans effets ! Jusqu’à un certain

point, certes…

Cela met l’accent sur l’importance du langage et du lien social à maintenir, du

processus d’humanisation à soutenir : « l’humain comme ce qui fait face au

pire » 27 .

En effet, « L’éthique implique la dimension qui s’exprime dans ce qu’on appelle

l’expérience tragique de la vie » 28 . Or la douleur et la mort en font partie… Et donc

l’accompagnement des patients douloureux, dans le respect de cette éthique de la

psychanalyse (éthique du désir et, non éthique du bien), par des

psychanalystes, me semble possible

La lecture de Freud, Lacan, M. L. et d’autres me conforte dans la conviction que leur

pratique était libre, pas orthodoxe, tout en tenant bon sur l’essentiel, à savoir

l’Éthique (et leur désir) ; chacun gardant son style. « Pas qu’analystes (tout analyste,

analyste tout) mais bien vivants et bons vivants » 29 .

Toutefois, toutes les douleurs, n’ont pas besoin d’un analyste, loin de là ! La

psychanalyse peut « PAS TOUT » face à la douleur, c’est certain ! L’expérience le

démontre tous les jours !

Pour conclure provisoirement, car ma question reste ouverte…

La psychanalyse n’est pas la panacée, mais peut avoir quelques effets sur

« comment traiter AVEC la douleur ». Elle n’occulte pas le Réel du corps, de la

maladie et de la mort. Lacan évoquant le désir « averti » de l’analyste nous dit : « Il ne

peut pas désirer l’impossible » 30 . C’est fondamental et oriente ma pratique au

cabinet et ailleurs.

23 M. L.. Correspondance privée.

24 M. L.. Correspondance privée.

25 Freud.

26 Lacan. Séminaire XI, les 4 concepts de la psychanalyse.

27 Michel Lapeyre. Papillonnage.

28 Lacan. L’éthique, p 361.

29 Michel Lapeyre. Papillonnage, p. 74-79.

30 Lacan. L’éthique, p. 347


Des associations comme Algo 38 et Palliavie participent modestement à ce

« traitement » et mettent en question la position des psychanalystes (pas seulement

théorique) face aux limites de l’accompagnement des patients douloureux ; voire

interrogent la doxa.

Une dernière remarque : cela m’interroge sur l’état de notre société qui

pratiquerait une forme de ségrégation, envers les patients douloureux pour les

traiter, risquant de les identifier ou de les réduire à leur douleur ?

La psychanalyse peut-elle permettre une certaine « désidentification » du sujet à sa

douleur ?

Enfin, je vous soumets cette citation fleuve, un peu mystérieuse pour moi…. que je

trouve belle et pertinente…. à laquelle je n’ai pas eu le temps de répondre du vivant

de ML : « N’est-ce-pas rien que ce soit au travers de la douleur qu’on s’éprouve et

qu’on se reconnaisse comme congénères et frères, et que, en même temps ce soit la

douleur, l’épine dans la chair, qui ouvre le sujet à l’existence (au sentiment du "joint de

la vie") et qui fonde le symptôme soit ce qui vient non y porter remède mais y

chercher et y trouver le lien à l’autre réel » 31  ?

Question autant qu’affirmation, sujette à diverses interprétations, je vous laisse

donc associer, réfléchir et serais ravie d’avoir vos retours. A vous !

La boucle n’est pas bouclée !

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