Jean-Jacques Pinto
Jean-Jacques Pinto est titulaire d’un Doctorat en médecine et d’un Certificat de spécialité en
psychiatrie. Psychanalyste en cabinet privé à Marseille, Bouches-du-Rhône, France. Enseignant
en psychologie, psychanalyse à l’Université du Temps Libre Aix-Marseille. Enseignant en
psychiatrie à l’Institut Supérieur d’Ostéopathie d’Aix-en-Provence.
Cet article, qui se veut lisible aux non-analystes, se propose de parcourir en quatre
temps la problématique offerte à notre réflexion : deux temps (de rang impair)
d’analyse de l’argument qui en fournit le contexte, et deux (de rang pair) de
propositions présentant nos vues sur ce que pourrait être la teneur du discours
analytique dans les prochaines années.
Après cette introduction, un premier parcours réexaminera point par point, mais
informellement l’argument de J-P. Journet en montrant que chacune de ses
propositions peut donner lieu à un commentaire « bifide » à même de servir ou de
desservir le discours analytique. D’où l’intérêt du « diagnostic différentiel » évoqué
dans notre titre, qui fait entrevoir les pièges que l’homonymie peut tendre à ce
discours.
Puis, pour préparer un second balayage qui ne s’en tienne ni à la doxa
analytique, ni aux opinions même autorisées de nos ténors et seniors, il sera proposé
deux tentatives de redéfinitions (« apophatique » et « récursive ») de ce qu’est l’analyse,
ainsi que des outils méthodologiques fonctionnant en aval de ces redéfinitions pour
déjouer les embûches de l’homonymie « externe » et « interne » (à partir d’un syllogisme
pouvant faire consensus).
Le troisième temps sera fait justement de ce second balayage de la problématique,
dont les éléments seront reconsidérés et analysés plus méthodiquement :
« diagnostic différentiel externe » entre le discours analytique et les discours
psychologique, philosophique, sociologique et celui de la science moderne ; et
« diagnostic différentiel interne » portant sur l’intrication entre avancées théoriques des
analystes et survivance à répétition d’éléments fantasmatiques.
Enfin une quatrième partie exposera propositions et perspectives résultant de ces
analyses (principe d’économie quant à la source des théorisations analytiques ;
dialogue avec les autres champs, mais sans compromissions ; relations spécifiques
avec le discours de la science), l’ensemble débouchant sur une invitation, au-delà des
différends, à renouveler sur certains points la teneur du discours analytique.
I. Notre premier balayage de la problématique reprend pas à pas sous l’angle du
« diagnostic différentiel » l’argument proposé. Il accepte le risque de faire résonner
quelques banalités (aux oreilles des analystes), son but étant non de produire une
pensée originale, mais de dégager des lignes qui seront épurées, logicisées dans un
second temps, tout en demeurant intelligibles aux non-analystes.
« La psychanalyse se définit comme une pratique clinique ». Ce mot, clinique, est
justifié par l’étymologie puisque l’analysant est allongé sur l’équivalent d’un lit, mais
il ne s’agit évidemment pas d’un lit d’examen : la clinique analytique est une
clinique de la parole « en transfert ». Le Dupin « analyste » dans La lettre volée de
Poe intervient dans une autre dimension que la spatialité qu’explore en vain,
médicalement, la police 1 :
Regardons en effet de plus près ce qui arrive aux policiers. On ne nous fait grâce de
rien quant aux procédés dont ils fouillent l’espace voué à leur investigation, de la
répartition de cet espace en volumes qui n’en laissent pas se dérober une
épaisseur, à l’aiguille sondant le mou, et, à défaut de la répercussion sondant le dur,
au microscope dénonçant les excréments de la tarière à l’orée de son forage, voire le
bâillement infime d’abîmes mesquins. À mesure même que leur réseau se resserre
pour qu’ils en viennent, non contents de secouer les pages des livres à les compter,
ne voyons-nous pas l’espace s’effeuiller à la semblance de la lettre ?
Le problème que peut alors poser le terme clinique, joint aux métaphores médicales
que sont cure, traitement, guérison, et au maintien – de Freud aux modernes –
des « nosogrammes » névrose, psychose, symptôme etc., est de prêter le flanc aux
critiques en semblant placer l’analyse sur le terrain des soins, des thérapies, donc de
l’efficacité médicale, de la quantification, de l’évaluation (par INSERM ou autre), là où
existe une efficacité d’un autre ordre, où la « guérison de surcroît » vient se greffer
sur un succès d’un autre type 2 .
« Cette référence clinique est la seule chose à partir de laquelle peut être élaborée
la théorie analytique, la "métapsychologie" ».
Certes, seule l’expérience engendrée par le couple association libre/non réponse peut
déboucher par induction sur des lois empiriques, et par des monographies exhaustives
sur une articulation fine des logiques inconscientes.
Mais ne voit-on pas encore trop souvent l’analyste négliger « l’affermissement en lui
volontaire de sa nescience quant à chaque sujet venant à lui en analyse, de son
ignorance toujours neuve à ce qu’aucun ne soit un cas » (Lacan, ibidem) pour, à
l’inverse, plaquer telle grille théorique préalablement apprise sur le vécu et le
matériau verbal de la séance, et chercher à retrouver le cas d’école qui renforce la
parole des maîtres – depuis le « c’est le Surmoi » étiquetant tel personnage sévère
d’un rêve jusqu’au « c’est spéculaire » adressé en supervision à un de mes confrères ?
« Même si cette théorie doit être prête à tous les changements comme elle le
montre régulièrement, les choses vraiment nouvelles sont particulièrement rares
concernant la constitution psychique de l’humain, et la répétition dans
l’expérience pratique fonde la répétition dans la théorie ».
La répétition venue du réel de l’expérience, indéniable, répétition éventuellement
formalisée, peut (diagnostic différentiel) se voir concurrencée par une répétition
« névrotique » dans le discours des analystes, répétition venue du fantasme
(soutien du désir) donc relevant de l’automatisme de répétition : « La voix de la raison
est basse – dit quelque part Freud –, mais elle dit toujours la même chose ». Ce qu’on
1 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.
2 Refus de la surenchère évaluative ne veut pas dire rejet de critères qualitatifs.
ne fait pas comme rapprochement c’est que Freud dit exactement la même chose
du désir inconscient. À lui aussi sa voix est basse, mais son insistance est
indestructible 3 .
« Or seule cette théorie se déploie et s’exprime dans un discours public ». En effet :
secret professionnel, technique et éthique analytique ne permettent pas la
divulgation, sauf par fragments anonymisés, du contenu des séances. Voici le
rappel inséré, dans un article sur l’analyse du fantasme hors situation
analytique, pour écarter tout travail sur le « matériau » analytique lui-même :
Les productions verbales obtenues par l’association libre soulèvent des objections
[…] éthiques et pratiques, quant au traitement du matériel obtenu en séance
d’analyse […].
Les objections éthiques : on ne peut enregistrer les patients sans leur accord ; or le fait
de se savoir enregistré modifie nécessairement le cours de l’association libre ; et le
secret professionnel interdit de publier intégralement le relevé des séances :
l’identité du patient pourrait se révéler même s’il n’est pas explicitement nommé.
Les objections pratiques : la constitution du corpus va contre la technique analytique
elle-même.
– l’« attention flottante » est requise chez l’analyste : s’il notait exhaustivement le
discours du patient, les « arbres » que livre le mot à mot masqueraient la « forêt » de
telle ou telle configuration significative.
– la règle d’abstinence impose à l’analyste de ne retirer aucune contrepartie autre que
financière de l’écoute de ses patients ; le texte des séances posé en objet de
connaissance et source éventuelle de prestige et de reconnaissance y contre-
viendrait 4 .
Mais précisément sur ce déploiement théorique, le seul autorisé, vont influer pour le
meilleur et pour le pire certaines contraintes liées tant au discours public qu’à la
personnalité des discoureurs. Elles sont de trois sortes :
– volontaires, conscientes : analogiques, pédagogiques, voire protreptiques : JC.
Milner 5 rappelle que pour Platon et Aristote on distingue l’enseignement exotérique
(adressé à ceux qui sont hors de la philosophie), et l’enseignement ésotérique
(adressé à ceux qui sont dans la philosophie). Dans les écrits et séminaires
analytiques exotériques, il peut y avoir de la protreptique (« discours pour
exhorter »), procédure discursive qui a pour fonction d’arracher le sujet à la doxa
pour le tourner vers la theoria. Son ton et son style peuvent « éveiller » – ou
seulement séduire en prêtant à imitation, ses analogies peuvent inciter à la réflexion –
mais « comparaison n’est pas raison », et ses exemples pourtant détournés peuvent
être à tort pris à la lettre (tels les philosophes convoqués par Lacan) ;
– involontaires : il n’est pas possible d’avoir tout lu ; certaines notions peuvent n’être
répercutées que par ouï-dire et filtrées à leur insu par la « réalité psychique » des
disciples, comme le souligne Jacques Sédat à propos de la pulsion de mort : « La
prédiction de Jung 6 reste donc d’actualité : faute de travailler sur les textes mêmes,
3 Jacques Lacan, Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,
Seuil, Paris, 1973.
4 Jean-Jacques Pinto, « Linguistique et psychanalyse : une approche logiciste », Michel Arrivé et
Izabel Vilela (dir.), [En ligne] Marges Linguistiques no 8, 2004 : 88-113. http://t.co/enKhikNh.
5 Jean-Claude Milner, L’Œuvre claire, Seuil, Paris, 1995.
nombre de psychanalystes continuent à vénérer les erreurs "comme des
reliques"… » 7 ;
– enfin certaines influences sur le discours public œuvrent consciemment dans le
sens d’un arrivisme dont les racines, elles, restent inconscientes :
Pour l’analyste au contraire, tremper dans les procédés dont s’habille l’infatuation
universitaire, ne vous rate son homme (il y a là comme un espoir) et le jette droit dans
une bourde comme de dire que « l’inconscient est la condition du langage » : là il
s’agit de se faire auteur aux dépens de ce que j’ai dit, voire seriné, aux intéressés :
à savoir que « le langage est la condition de l’inconscient » 8 .
Le mathème, avec sa recherche de transmissibilité intégrale, a été la tentative de
Lacan pour solutionner ces deux derniers problèmes.
« Elle pourrait alors apparaître dans la culture comme une théorie d’une autre
époque sous les charges dont elle est l’objet ».
Ici encore se présentent deux possibilités quant à l’expression « d’une autre époque » :
la reprise dans la culture d’arguments épistémologiques valides faisant état de la
péremption d’une théorie à tel point dépassée qu’on ne pourrait même pas, comme
Newton dans Einstein, l’inclure au sein d’une théorie plus vaste ;
ou au contraire l’obsolescence injustifiée liée à un effet de mode « hystérique » qui
brûle ce qu’il a adoré quelles qu’en soient les qualités. Or dans les sciences du
parlant le plus nouveau n’est pas forcément le plus fiable, et l’on y connaît des
régressions : malgré ses succès incontestables en linguistique et ailleurs, le « bébé »
structuraliste n’a-t-il pas été jeté, après 68, avec « l’eau du bain » d’une mode qui l’a
méconnu en l’exhibant 9 ?
« De fait, depuis sa fondation, la psychanalyse supporte de nombreuses
critiques et a suscité résistances et doutes. Ne sont-ce pas ces mêmes
critiques et ces mêmes doutes qui se répètent aujourd’hui ? ».
Doutes et critiques sont légitimes dans l’évolution de la connaissance, si l’on évite le
Charybde du relativisme cognitif et le Sylla du dogmatisme avec sa (mauvaise) foi.
Ils ont été la source d’avancées pour la psychanalyse elle-même (exemple de
Lacan critiquant l’annafreudisme). Et si résistances il y a, mieux vaudrait en
démonter précisément les mécanismes et apporter ainsi de l’eau au moulin de la
théorie, plutôt que d’en invoquer l’existence uniquement pour discréditer les
contradicteurs (ce qui justifierait la critique épistémologique d’un Karl Popper)…
La théorie psychanalytique dans sa multiplicité n’est pas exempte de dogmes, de
non-doutes, de résistances alimentant ses dissensions internes. Sur la question
soulevée, le diagnostic différentiel consiste à faire le départ, comme plus haut, entre
les critiques et doutes destructeurs se répétant parce qu’ils relèvent de résistances
« névrotiques » caractérisables, et les critiques et doutes se répétant du fait de
6 « Votre supposition qu’après mon retrait mes erreurs pourraient être vénérées comme des
reliques m’a bien égayé, mais n’a pas rencontré de croyance chez moi. Je pense qu’au
contraire les jeunes se dépêcheront de démolir tout ce qui n’est ni rivé ni cloué dans mon
héritage ». Freud, Lettre à Jung, 19 décembre 1909.
7 Jacques Sédat, « La pulsion de mort : hypothèse ou croyance ? », Cliniques méditerranéennes
77/1, 2008.
8 Jacques Lacan, « Radiophonie », Scilicet 2/3, 1970, pp. 55-99.
9 Jean-Claude Milner, Le Périple structural - Figures et paradigme, Verdier, Paris, 2008.
l’incapacité partielle de la psychanalyse à se pencher sur certaines de ses
contradictions, et à porter elle-même en son sein le fer d’une critique… constructive !
« Par exemple, la psychanalyse subit actuellement les assauts d’une partie des
neurosciences et des sciences cognitivo-comportementales, et aussi bien de
certains politiques, penseurs et intellectuels ».
– Il est bon d’avoir précisé « une partie des neurosciences », puisque, effectivement,
aux deux approches « mixtes » et fort contestables que sont la neuroplasticité de F.
Ansermet et P. Magistretti et la neuropsychanalyse participent des neuroscientifiques
qui ne rejettent pas la psychanalyse. Sans pouvoir ici nous étendre sur ce sujet,
disons que dans une conférence sur la question 10 nous argumentons pour la
quatrième option présentée dans le tableau ci-dessous (« il y a deux objets différents
et complémentaires explorés par deux modalités différentes et complémentaires de la
démarche scientifique ») :
INCOMPATIBILITÉ COMPATIBILITÉ
Un seul objet Un seul objet par
réductionnisme car l’autre
objet et l’autre approche
sont disqualifiés
Un seul objet sous deux angles
différents neuroplasticité,
neuropsychanalyse
Deux objets Deux objets différents, donc
deux approches
incompatibles (Chaperot,
Celacu et Pisani)
Deux objets et deux approches
différents et complémentaires
Dans cette optique, les attaques de certains neuroscientifiques contre la
psychanalyse sont aussi absurdes et vaines que le seraient celles d’électroniciens en
mal d’introuvables « circuits grillés », s’en prenant aux analystes-(dé)programmeurs
qui cherchent certains dysfonctionnements dans le programme importé plutôt que
dans la machine qui l’effectue…
– Pour ce qui est des sciences cognitivo-comportementales, elles semblent dans
leur simplisme être en retard d’une guerre, et ne pourraient espérer légitimement
atteindre la psychanalyse qu’en ayant déjà réussi à « passer sur le corps » de la
linguistique, de l’argumentation et de la rhétorique, sans compter la simple
observation « sociologique » 11 !
10 Jean-Jacques Pinto, Psychanalyse et Neurosciences, Conférence publique au théâtre
Comoedia d’Aubagne (« Mardis scientifiques d’Aubagne ») le mardi 8 novembre 2011, résumé
en quatre pages disponibles ici : http://hal-univ-diderot.archives-
11 En effet on peut leur objecter ce qui suit (extrait de notre article Fantasme, « Discours,
Idéologie - D’une transmission qui ne serait pas propagande », Topique Violence ou
persuasion, no 111/2, 2010 :
« L’explication des conduites humaines par le conditionnement est caduque […], et ce pour trois
raisons principales : Le réflexe conditionné qui permet l’apprentissage animal finit par
– Les penseurs et intellectuels qui s’en prennent à la psychanalyse sont connus,
ainsi que leurs arguments, mais les attaques insidieuses de certains politiques sont
souvent moins soupçonnées, et parfois dénoncées par des intellectuels pourtant
fort hostiles à la psychanalyse 12 …
s’éteindre s’il n’est pas entretenu. Il procède du code (relation biunivoque entre le stimulus et
la réponse) et non du langage qui, fondamentalement ambigu et plurivoque, est doté de
possibilités combinatoires quasiment infinies. Il ne saurait aller vers la recherche du déplaisir
[…] exception faite des espèces domestiques qui présentent des ébauches de névrose. Or
l’humain peut courir à sa perte en se remettant dans les mêmes impasses, mu par quelque
chose "de plus fort que soi" et qui ne s’éteint jamais : dans l’expérience analytique le désir
inconscient est indestructible. Là où la mémoire animale servant l’adaptation au milieu utilise le
souvenir pour éviter la répétition du déplaisir, la mémoire humaine est mise par le langage au
service de la répétition, même douloureuse – voire suicidaire (automatisme de répétition), l’oubli
n’étant qu’apparent (refoulement).
C’est avec le langage, permis par la prématuration, donc la dépendance à l’adulte nourricier
sans laquelle l’enfant ne pourrait s’intéresser au langage, qu’apparaissent chez l’homme deux
nouveaux types de solutions adaptatives : les versants cognitif et subjectif de l’identification.
La face "connaissance" de l’identification sert l’adaptation en fournissant à l’esprit humain des
contenus mémoriels et des outils logiques qui le dispensent de devoir tout expérimenter,
chaque génération disposant ainsi d’un savoir cumulatif considérable. […] Ce savoir conscient
ou préconscient est ouvert à la révision : si l’expérience le contredit ou si une argumentation le
réfute, il pourra (en théorie) être questionné, remanié, voire abandonné.
Mais l’enfant n’apprend pas à parler avec un dictionnaire et une grammaire. Il est introduit dans
l’ordre symbolique (le "grand Autre") par le discours des "petits autres" que sont ses parents,
discours où s’entrelacent inextricablement les connaissances et le désir. Impossible de s’y
dérober quand on dépend vitalement d’eux. […] C’est là le point de départ de l’identification
subjective, qui, quoique fille du langage, s’oppose par bien des traits à l’identification cognitive.
Inconscient, imaginaire et fantasme font d’elle la face "méconnaissance" de l’identification. […]
Le savoir cognitif était révisable ; mais non le savoir subjectif, du fait qu’il est inconscient :
rebelle à l’expérience et à l’argumentation critique, il fait le lit de toute croyance dogmatique.
L’inquisition contre Galilée, le créationnisme contre Darwin, voilà, transposée à l’échelle de la
société, la contradiction structurale entre identification subjective et identification cognitive, ces
sœurs ennemies ».
12 Mikkel Borch-Jacobsen, « Réponse à Sophie Bialek », Le Nouvel Observateur, 06-10-2005 :
« Il se trouve en effet que j’ai réagi, par un mail envoyé le 24 décembre 2003 à Jacques
Bénesteau (auteur de Mensonges freudiens), à l’invitation qu’il m’avait faite à participer à la
remise du "Prix Lyssenko" décerné par le Club de l’Horloge à Elisabeth Roudinesco (le prix
Lyssenko est attribué chaque année à un auteur ou une personnalité qui "a, par ses écrits ou
par ses actes, apporté une contribution exemplaire à la désinformation en matière scientifique
ou historique, avec des méthodes et arguments idéologiques"). Je reproduis ci-dessous ce mail,
dont j’avais envoyé copie à un grand nombre de personnes, dont Elisabeth Roudinesco et
Henry de Lesquen, président du Club de l’Horloge : "Cher Monsieur Bénesteau, Je vous
saurais gré de cesser de me faire parvenir la littérature du Club de l’Horloge, officine bien
connue de l’extrême-droite française. En ce qui concerne mes rapports avec Elisabeth
Roudinesco, il est de notoriété publique que je suis depuis de longues années en désaccord
complet avec ses positions. Ceci, toutefois, ne saurait m’inciter à me rallier aux chemises
brunes intellectuelles avec lesquelles vous avez jugé bon de vous associer. J’ai le plus grand
mépris pour tout ce que représente le Club de l’Horloge et je ressens comme une insulte que
vous ayez pu songer un seul instant que je m’associerais à cette provocation. Mikkel Borch-
Jacobsen". Ce mail devait être lu plus tard par l’avocat d’Elisabeth Roudinesco, Maître Kiejman,
lors du procès en diffamation intenté à celle-ci par Jacques Bénesteau et le Club de l’Horloge ».
« Quelques auteurs s’attachent même ad hominem et ad personam à montrer
comment le père de la psychanalyse aurait trafiqué voir manipulé ses
résultats ».
Nous pensons qu’il importe de distinguer, au sein de ce genre de critiques :
– les attaques ad hominem et ad personam portant sur la vie privée de tel ou tel
découvreur, attaques qui se disqualifient d’elles-mêmes puisque le savoir mis au jour
s’affranchit, par son effet de vérité, de l’enveloppe « humaine, trop humaine » de son
inventeur. Se livre-t-on à des investigations aussi poussées sur chacun des grands
noms de la recherche scientifique ?
– la présomption de manipulation des résultats, dont l’enjeu est indéniable quant à
la vérité historique, et à l’aura du personnage (notre opinion sur ce sujet n’est ni faite ni
arrêtée), mais qui ne pèse en rien – comme le ferait un péché originel – sur la validité
même du champ d’expériences inauguré, de la méthode analytique, et des résultats
« thérapeutiques » ou non obtenus par les contemporains et successeurs de Freud.
« La psychanalyse est-elle “efficace” ? Peut-elle amener à une guérison des
personnes qui font une analyse ? Cette pratique peut-elle encore avoir une
pertinence, et à quelle condition ? Dans un contexte où de nombreuses sciences
et d’encore plus nombreuses psychothérapies prétendent proposer une réponse
plus rapide et plus efficace aux souffrances des personnes, que pose la
psychanalyse ? ».
Nous retrouvons ici l’ambiguïté potentielle liée aux métaphores médicales plus haut
évoquées. Certes la souffrance est bel et bien vécue dans le corps (dans l’angoisse
commune, et dans ces trois types de somatisation que sont les symptômes de
conversion, les syndromes fonctionnels de l’angoisse chronique, et les symptômes
psychosomatiques). Mais comme la solution s’obtient, sans toucher au corps, en
désamarrant l’affect du nœud verbal auquel il s’est trouvé lié, le terme « guérison »
entretient le malentendu par l’assimilation d’un automatisme signifiant à une atteinte
somatique, malentendu que notre proposition de définition tente ici de dissiper (J-J.
Pinto, Fantasme, Discours, Idéologie, voir note 11) :
L’identification subjective, définie comme la connexion signifiant-affect résultant d’une
suggestion exercée par le parent sur l’enfant, conduit graduellement d’une situation où
plaisir et déplaisir étaient suscités par les besoins (chez le nourrisson) à une situation
où c’est le signifiant qui a acquis le pouvoir de les convoquer (chez l’enfant plus grand
qui, déjà repu et choyé, demande « raconte-moi une histoire », puis chez l’adulte, qui
ne manquera jamais de ressources pour s’en inventer).
D’où suit (ibidem) le résumé que nous proposons quant à la pertinence de la pratique
analytique :
Le transfert se définissant comme « temps de fermeture lié à la tromperie de l’amour »,
l’analyse, en réalisant sa dissolution, fait décroître l’idéalisation amoureuse et
l’intensité de la demande d’amour […]. Fidèle à l’étymologie, elle délie, défait les liens,
désimaginarise car « il y a du semblable, où s’institue tout ce qui fait lien : c’est
l’imaginaire » 13 . Là où l’identification subjective reposait sur la connexion signifiant-
affect, l’analyse déconnecte l’affect du signifiant (ainsi quand disparaît une phobie)
[…]. Elle donne de l’autonomie au désir qui, chez le névrosé, s’était rivé à des objets
anachroniques […]. Dernière dépendance destinée à défaire les précédentes par la
13 Jean-Claude Milner, Les noms indistincts, Verdier, Paris, 2007.
dissolution du transfert, l’analyse apporte la contre-addiction, et relance l’esprit critique.
Mais l’autonomie qu’elle confère n’est pas « la Liberté », phare idéologique pour
phalènes qui s’y brûlent : elle n’est que le passage d’un déterminisme familial
périmé et aveugle aux déterminations actuelles, plus riches de possibilités, que régit
un réel rendu plus supportable.
Cependant, même si l’on refuse de placer l’analyse sur le terrain fallacieux de la
demande de guérison, et que l’on acquiesce globalement à la formulation « la
psychothérapie ramène au pire », on peut ne pas mettre toutes les pratiques dans le
même baquet mesmérien. Pratiquées par un analyste, une psychothérapie
« d’urgence » devant une flambée symptomatique (… si elle ne gêne en rien une
psychanalyse ultérieure), ou une « psychothérapie de psychotique » (quel autre terme
employer ?) ne sont pas à rejeter. Et la cothérapie associant un prescripteur de
chimiothérapie à un analyste peut s’avérer nécessaire dans ce dernier cas.
II. Il nous faut à présent, à partir des questions à réponse dédoublée recensées
ci-dessus, et pour pouvoir en fin d’article proposer une réponse à la question
« Quelle peut être la teneur du discours psychanalytique en 2014 ? », amener
deux tentatives de redéfinition de ce qu’est l’analyse, ainsi que deux outils
méthodologiques permettant un abord logicisé des pièges de l’homonymie
« externe » et « interne ».
A. Nos deux tentatives de redéfinition sont logiquement liées, et obtenues par
« passage à la limite ».
1. Définition récursive de l’analyse comme pratique :
Dans notre article (déjà cité en note 11), nous annoncions : « … il nous semble
pertinent, à condition d’avoir au préalable défini fantasme, de proposer une définition
récursive de l’analyse comme pratique : l’analyse, c’est l’analyse des fantasmes
sur l’analyse… ». La récursivité permet entre autres de « définir un concept en
invoquant le même concept ». Tel cet exemple célèbre de définition récursive
chez Lacan : « Un signifiant, c’est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant ».
Or il se trouve que le mot fantasme peut être assez clairement défini :
– C’est un concept analytique élaboré sur la base d’une expérience « en
amont », sur un matériel non montrable, donc non testable (les séances d’analyse) ;
– Il possède cependant une ébauche de formalisation : $◊a ; et il peut recevoir
une définition linguistique : J.-C. Milner 14 rappelle que « selon la théorie freudienne,
un fantasme se laisse toujours exprimer par une phrase, ou plus exactement par
une formule phrastique, dont chaque variante répond en principe à un fantasme
distinct [souligné par nous] » ;
– Enfin le fait que ce concept subsume une série d’occurrences verbales est
corroborable « en aval », comme on le verra plus bas (par un outil méthodologique
dont le matériel est montrable, donc testable ; les procédures d’analyse elles-mêmes
sont par ailleurs testables et reproductibles par quiconque manuellement, et
simulables informatiquement).
14 Jean-Claude Milner, Introduction à une science du langage, Paris, Seuil, 1989.
Le « passage à la limite » réside dans l’extrapolation d’énoncés provenant des
analystes eux-mêmes :
[Freud] dira à Jones, à propos de Rank : « Il a déposé sa névrose dans une théorie ».
Ce qui témoigne qu’il savait différencier une théorie psychanalytique d’une théorie
fondée sur la névrose d’un sujet, et un facteur personnel. Ne pourrait-on soutenir
qu’avec Au-delà du principe de plaisir, écrit dans un contexte particulièrement difficile
de son existence, Freud fait lui-même ce détour par le biologique qu’il avait si
finement détecté chez Sabina Spielrein et Otto Rank comme étant des théories
névrotiques ? N’aurait-il pas déposé alors, lui aussi, sa névrose dans une théorie ?
(Jacques Sédat, voir note 7)
Dire « l’analyse, c’est l’analyse des fantasmes sur l’analyse » est une définition en
intension (en compréhension).
2. Définition apophatique de l’analyse comme théorie, du discours psychanalytique :
L’adjectif apophatique est, selon Larousse, l’attribut « d’une théologie qui approche
de la connaissance de Dieu en partant de ce qu’il n’est pas plutôt que de ce qu’il
est ».
Notre définition propose de caractériser ce discours en procédant par élimination, de
dire ce qu’il n’est sûrement pas, en dépit des homonymies externe (discours
concurrents) et interne (fantasmes déposés dans des théories). Déjouer
l’homonymie externe peut se faire en recourant à l’épistémologie, freudo-lacanienne ou
non ; l’homonymie interne sera déjouée, elle, à mesure qu’un savoir guidé par
l’exigence d’une analyse littérale identifiera les différents fantasmes dans ce qui se
donne à lire ou entendre. Cela apparaîtra plus clairement quand nous aurons
proposé ci-dessous notre outil méthodologique, l’Analyse des Logiques Subjectives.
Dire « le discours analytique, c’est ce qui reste quand on a retiré ce qu’il n’est pas » est
une définition par énumération, donc en extension, mais une extension en creux si
l’on peut dire !
B. Les outils méthodologiques pour opérer ce nouveau balayage :
1. Pour déjouer l’homonymie externe entre le discours psychanalytique et les
discours « voisins », une démarche épistémologique, qu’elle soit ou non freudo-
lacanienne, peut être sollicitée :
Il est deux manières de reconnaître la figure d’un objet. On peut partir de l’intérieur
de cet objet et, par une loi ou une composition de lois, en générer les contours.
Ainsi fait le géomètre, traçant un cercle ; ainsi fait le linguiste, construisant une
grammaire. On peut aussi partir des côtés et de l’extérieur ; prendre en compte
la présence des corps voisins ; établir comment ces corps, par leur disposition
latérale, déterminent la forme d’un espace où se loge l’objet. Ainsi font les fleuves et
les villes, matériellement organisés par les obstacles qui les enserrent et les
ignorent. C’est ici la seconde voie qui est choisie : décrire quelques reliefs extérieurs
que le discours lacanien a heurtés, contournés, érodés, non sans en recevoir une
forme et non sans leur en conférer une. On peut appeler cela un matérialisme
discursif. (Jean-Claude Milner, voir note 5)
La délimitation, dans notre troisième partie, des champs respectifs des discours
psychologique, philosophique, sociologique, et enfin de la science permettra de mieux
cerner la spécificité du discours analytique. Et de faire quelques propositions, dans
la dernière partie, sur un dialogue, ouvert, mais sans compromissions, avec ces
autres champs.
2. Pour déjouer l’homonymie interne (fantasmes déposés dans des théories), nous
proposons l’outil méthodologique qu’est l’Analyse des Logiques Subjectives
(A.L.S.), à partir d’un syllogisme pouvant faire consensus :
– Toute demande d’analyse, surtout celle qui est porteuse du désir de devenir analyste,
émane d’une structure névrotique, même sans symptômes surajoutés : les sujets
pervers, psychotiques ou sains n’ont en principe pas de demande d’analyse ;
– comme d’autre part il n’existe pas d’analyse terminée, puisque le cours en est
asymptotique,
– il est logique de s’attendre à trouver chez tout analyste des restes inanalysés de
sa structure première.
Tout ce qui sort de la bouche d’un analyste ne saurait de ce fait être tenu pour du
discours analytique… La littérature analytique fourmille de conceptualisations
suspectes, qui prennent parfois pour alibi la « structure de fiction de la vérité » 15 :
Sur son terrain, [la psychanalyse] se distingue par cet extraordinaire pouvoir
d’errance et de confusion, qui fait de sa littérature quelque chose auquel je vous
assure qu’il faudra bien peu de recul pour qu’on la fasse rentrer, tout entière, dans la
rubrique de ce qu’on appelle les fous littéraires. (Lacan, Séminaire, Livre XI, voir
note 3).
La théorie des « Quatre Discours » de Lacan pourrait sembler appropriée pour décrire
voire expliquer les chemins de la subjectivité inconsciente, y compris dans les dires
des analystes eux-mêmes. Mais ses mathèmes n’empêchent pas les interprétations
multiples et parfois fantaisistes des disciples, et des corrélations avec la clinique,
souvent douteuses. Après le déclin du mathème décrit par JC. Milner dans
L’Œuvre Claire, ils subsistent parfois paradoxalement comme une certaine forme
de propagande, dans la répétition consciencieuse, mais peu éclairée qu’en font les
disciples, résultat situé aux antipodes de la « transmissibilité intégrale » souhaitée.
Ce constat nous a conduit à proposer une approche qui s’en inspire et s’en
démarque : l’Analyse des Logiques Subjectives (A.L.S.), méthode originale
d’analyse de discours développée, publiée et enseignée depuis près de trente
ans. Refusant les formules ambiguës et peut-être prématurées des « Quatre
Discours » pour repartir humblement du mot à mot des énoncés du discours courant,
celle-ci décrit des parlers qui ne recoupent qu’en partie les discours de Lacan. Ceci
n’empêche nullement la compatibilité de l’A.L.S. avec les prémisses lacaniennes
dont elle se veut l’héritière critique, et qu’à nos parlers s’applique par définition ce que
JC. Milner dit des « Quatre discours » (voir note 5).
Plus profondément, on peut se souvenir qu’un discours ainsi défini n’est en soi rien
d’autre qu’un ensemble de règles de synonymie et de non-synonymie. […] « dire
qu’il y a coupure entre deux discours, c’est seulement dire qu’aucune des
propositions de l’un n’est synonyme d’aucune des propositions de l’autre ». […] On
en conclura qu’il ne peut y avoir de synonymies – s’il en existe – qu’à l’intérieur d’un
même discours et qu’entre discours différents les seules ressemblances possibles
relèvent de l’homonymie (souligné par nous).
15 Ce qui n’est tout de même pas une raison pour aller chercher mi-dit à quatorze heures.
Il s’agit donc d’une méthode d’analyse des mots (lexèmes) d’un texte parlé ou écrit qui
travaille, sans recourir à la communication non-verbale, sur la sémantique des
métaphores en vue d’en déduire la structure identificatoire du locuteur et les réseaux
de sympathie ou d’antipathie qu’il génère.
Prenant en compte le sens des mots non pas globalement (contenu, thèmes), mais en
le décomposant en « atomes de sens », donc à un niveau micro-sémantique, elle
permet de trouver des invariants subjectifs indépendants du sujet abordé dans le
corpus. Résumons-en très schématiquement les principes (on lira l’exposé complet
dans l’article Linguistique et psychanalyse : pour une approche logiciste (voir
note 4).
L’A.L.S. reprend les thèses connues : « l’inconscient c’est le discours de l’Autre »
et : « le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre, car c’est en tant qu’Autre qu’il
désire », en les reformulant ainsi :
C’est le discours parental qui détermine, non de façon linéaire, mais avec des
transformations elles-mêmes « programmées », le discours fantasmatique de
l’enfant, différemment selon qu’il est idéalisé ou rejeté (pour commencer par les cas
extrêmes). L’enfant, identifié au texte du désir parental, qualifiera et traitera
désormais tout objet (y compris lui-même et son parent) comme on l’a qualifié et
souhaité le traiter. C’est la satisfaction du parent, et non la sienne, qu’il exprime
et recherche à son insu. Les adjectifs extraits des appréciations du parent, et les
verbes décrivant le sort qu’il souhaite à l’enfant, fourniront les atomes valorisés
dans les énoncés fantasmatiques, et constitutifs des séries.
Ces adjectifs décrivent l’objet tel qu’il est jugé par le parent (beau, laid, conforme,
inattendu, etc.), et tel qu’il devrait être pour rendre possible l’action que le parent
veut exercer sur lui ou le comportement qu’il en attend : léger… pour mieux s’en
débarrasser s’il est « un fardeau », prudent s’il s’agit de le protéger.
Les verbes, eux, décrivent l’attitude du parent devant l’enfant idéalisé : aimer,
adorer, prendre au sérieux, respecter, regarder, voir, contempler, posséder,
maîtriser, garder, protéger, enfermer, retenir, contenir, isoler, incorporer
(métaphorisé en manger), nourrir, remplir, etc., ou devant l’enfant non désiré :
verbes exprimant la déception, la surprise, l’étonnement, la peur, l’horreur ; haïr,
détester, maudire, ne pas prendre au sérieux, tourner en dérision, ainsi que les
moyens de se débarrasser d’un tel enfant, de le faire changer, ou de l’ignorer,
tous ces mots étant valorisés secondairement chez l’adulte que cet enfant
deviendra.
Les verbes exprimant le souhait du parent se retrouveront dans le discours de l’enfant
à la voix active, passive, et pronominale. C’est là tout simplement la thèse freudo-
lacanienne de la « réversibilité du sujet et de l’objet dans le fantasme ».
Ainsi la profération par le parent d’énoncés sur l’enfant désiré ou rejeté (cas plus
complexes décrits ci-dessous) va mettre en mouvement la répétition d’une série
d’éléments verbaux qui vont gouverner à son insu, et dans les dires et dans les actes, la
fantasmatique de l’enfant puis celle de l’adulte.
Les traits sémantiques minimaux (« atomes ») extraits de ces verbes et
adjectifs vont constituer deux « séries », cette binarité étant caractéristique de
la logique à tiers-exclu du fantasme :
– La série « A » (série destruction-disparition-éloignement-changement) concerne
l’extérieur, le changement, le désordre, la destruction de l’ancien. Elle se compose
d’adjectifs simples comme : ouvert, souple, varié, changeant, nouveau, libre…
– La série « B » (conservation-intégrité-stabilité) concerne au contraire l’intérieur, le
non-changement, l’ordre, la conservation, et se compose d’adjectifs comme :
sérieux, ferme, stable, ancien, durable. (Dans tout ce qui suit, pour faciliter leur
repérage, les mots A figureront en italique, et les mots B en gras).
Les mots complexes – adjectifs complexes, noms, verbes et adverbes – seront
traités comme des « molécules » dont le sens peut se décomposer en atomes A ou
B, et ainsi rattachés, sauf exception, aux séries de même nom.
La « valeur » associée à chaque mot est la résonance qu’a ce mot pour celui qui le
dit. Elle peut être positive, négative, neutre ou indécidable. Elle peut changer chez
un locuteur donné selon les moments ou les périodes de la vie. On reconnaît dans
cette association la connexion signifiant-affect de l’identification subjective. En
combinant, pour chaque mot pertinent (voir les critères dans l’article précité) d’un
texte, sa série et sa valeur, on obtient des « points de vue », qui peuvent eux aussi
changer selon les instants ou les âges de la vie.
Le point de vue « extraverti » (désigné par E) valorise la série A et dévalorise la
série B, ce qui peut se noter : A+ = B– = E. Ce point de vue choisira donc ses mots
dans la série A pour présenter ce qu’il aime, et dans la série B pour présenter ce
qu’il critique, n’aime pas ou même redoute.
Le point de vue « introverti » (désigné par I) valorise la série B et dévalorise la série
A, ce qui peut se noter : B+ = A– = I. Ses choix seront donc l’inverse des
précédents.
Cette notion de point de vue « instantané » (pour le seul mot qu’on analyse) peut
être étendue à tout un texte, qui présente en général une dominante I ou E, sauf pour le
parler « hésitant » décrit plus bas.
1. Les parlers, « héritiers critiques » des Discours de Lacan, sont l’extension, cette
fois à l’échelle d’une vie entière, de la notion de point de vue, recoupant la notion
empirique de personnalité et la notion psychanalytique d’identification : chacun
joue « sa » biographie comme un acteur dit « son » texte, en fait écrit par un
autre… Ces parlers (dialectes subjectifs ou « subjilectes »), au nombre de quatre
principaux, recombinent de l’adolescence à la fin de la vie les deux points de vue I
et E, ce qui aboutit à :
2. Un parler « conservateur » (I→I), correspondant en gros à la personnalité
obsessionnelle (Alceste) : « introverti incorruptible », qui commence E et finit E.
3. Un parler « changement/destruction » (E→E), correspondant grosso modo à la
personnalité hystérique (Célimène ou Mesrine) : « extraverti incorrigible », qui
commence E et finit E. Ce parler connaît deux variantes selon que la métaphore
est « sublimée » ou passée à l’acte, suivant la gravité du rejet parental. Si la
version « bénigne » (changement) peut être socialement encouragée pour sa
créativité, sa version « maligne » (destruction) se rencontre chez des sujets
portés à l’extrême violence : « ennemis publics », « tueurs en série », « criminels
de guerre ».
4. Un parler « hésitant » (I ou E, abréviation de l’oscillation I→E→I→E etc.), en gros
la personnalité phobique (Philinte), « éternel indécis », oscillant toute sa vie
entre I et E. Résultant de l’ambivalence parentale, il présente une
alternance, voire la juxtaposition en discours, de termes des deux séries. La
notion de parler I ou E aide à mieux comprendre pourquoi les phobiques typiques
sont à la fois agoraphobes (point de vue I) et claustrophobes (point de vue E).
5. Un parler « du progrès » ou « constructeur » (E→I), sans équivalent clinique
(Marie-Madeleine ou Henry Ford) : « extraverti repenti », qui commence E et finit I.
Dans ce parler de la rédemption, de la réparation, qui est entre autres celui de
l’ambitieux, de l’arriviste, du self-made man, la biographie en deux étapes
résulterait d’un jugement en deux temps, où le parent rejette au début un enfant
jugé non conforme à son attente, puis « se fait une raison » et remédie au
« défaut » naturel par l’éducation, la « construction de la personnalité de
l’enfant ». Ce parler ne correspond à aucune structure névrotique répertoriée,
car il passe inaperçu (la vox populi le considérant comme un parcours normal : « il
faut bien que jeunesse se passe »), ou est l’objet soit d’une réprobation morale soit
d’un éloge inconditionnel 16 .
L’existence de combinaisons de parlers (« E→I raté », « entreprenant », « attentiste »
etc., non présentés ici) montre que la liste actuelle des possibilités, non limitative, se
constitue empiriquement, sur le terrain, avant de se chercher une explication
théorique, et que l’adéquation à l’observation est préférée à la combinatoire
« aveugle ».
Les mêmes raisons qui nous ont dissuadé de travailler sur le texte des séances
(productions verbales obtenues par la technique d’association libre) valent pour
expliquer pourquoi l’A.L.S. ne peut s’appliquer directement à la « cure »
psychanalytique. En revanche, elle peut être appliquée au discours écrit ou
retranscrit des analystes. C’est donc cet outil d’analyse qui sera appliqué dans notre
troisième partie.
III. Abordons à présent le second balayage de la problématique, dont les éléments
vont être reconsidérés et analysés plus méthodiquement.
A. Déjouant l’homonymie externe entre le discours psychanalytique et les discours
« voisins », la démarche épistémologique, freudo-lacanienne ou autre, se propose
donc de mieux cerner la spécificité du discours analytique en délimitant les
champs respectifs des discours psychologique, philosophique, sociologique, et
enfin de la science :
– La psychologie est distinguée nettement, voire sévèrement de la psychanalyse
par Lacan, dans des termes explicites quant aux différences dans leur objet et dans
leur démarche :
16 Jean-Jacques Pinto, voir note 4 : « La confusion possible entre discours obsessionnel et
discours de l’Université est surmontée grâce à notre terminologie (parler "conservateur" et
parler "constructeur"). En effet Lacan tient souvent ces deux désignations pour synonymes. Or
la logique du parler "I→I" (homologue du discours obsessionnel) rend impossible son
assimilation au discours universitaire (homologue du parler "E→I") : le premier suppose une
perfection initiale, une "science infuse" incompatible avec l’acquisition de connaissances
nouvelles (l’obsessionnel est "d’une ignorance crasse" et néanmoins pédant) ; le second
suppose une perfectibilité secondaire et permet de "se remplir de savoir" pour racheter une
jeunesse "folle" et peu studieuse, et acquérir la respectabilité qu’on n’avait pas au départ ».
Dire que la doctrine freudienne est une psychologie est une équivoque
grossière 17 .
Le moi tel qu’il opère dans l’expérience analytique, n’a rien à faire avec l’unité
supposée de la réalité du sujet que la psychologie dite générale abstrait comme
instituée dans ses « fonctions synthétiques » 18 .
Nous récusons […] ce qui s’est déjà constitué […] sous le nom de psychologie.
Précisément de ce que nous allons démontrer que la fonction du sujet telle que
l’instaure l’expérience freudienne, disqualifie à la racine ce qui sous ce titre ne fait, de
quelque forme qu’on en rhabille les prémisses, que perpétuer un cadre
académique. Le critère en est l’unité du sujet qui est un des présupposés de cette
sorte de psychologie […] comme s’il s’agissait du retour d’un certain sujet de la
connaissance ou s’il fallait que le psychique se fît valoir comme doublant
l’organisme. Nous ne parlons pas bien entendu de cet extraordinaire transfert
latéral, par où viennent se retremper dans la psychanalyse les catégories d’une
psychologie qui en réinvigore ses bas emplois d’exploitation sociale. Pour la raison
que nous avons dite, nous considérons le sort de la psychologie comme scellé sans
rémission. Rien donc, dans notre biais pour situer Freud, qui s’ordonne de
l’astrologie judiciaire où trempe le psychologue. Rien qui procède de la qualité, voire de
l’intensif, ni d’aucune phénoménologie dont puisse se rassurer l’idéalisme 19 .
La psychologie […] a découvert les moyens de se survivre dans les offices qu’elle
offre à la technocratie ; voire, comme conclut d’un humour vraiment swiftien un article
sensationnel de Canguilhem : dans une glissade de toboggan du Panthéon à la
Préfecture de Police. Aussi bien est-ce au niveau de la sélection du créateur dans
la science, du recrutement de la recherche et de son entretien, que la psychologie
rencontrera son échec 20 .
(Notons de façon annexe l’effort de délimitation interne cette fois de la
psychanalyse moderne d’avec ce qui pourrait dans la psychanalyse classique
subsister d’extra-analytique. Outre la remise en question des métaphores
énergétiques et biologiques chez Freud, il s’agit de se défaire des hésitations
freudiennes sur la notion psycho-philosophique de représentation 21 .
17 Lacan, La direction de la cure.
18 Introduction au commentaire de Jean Hyppolite.
19 Lacan, Subversion du sujet et dialectique du désir.
20 Lacan, « La science et la vérité », Écrits.
21 Dans son article « La métaphysique, c’est l’hystérie » (Le Portique, Revue électronique, 2,
Freud et la philosophie, 1998), Marc Morali souligne : « Freud partait d’une tentative d’inscrire
sur un appareil psychique modélisé les avancées et enseignements issus de sa pratique. […]
Néanmoins, cette tentative véhicule une notion du corps qui va montrer les limites qu’elle
impose à sa théorie. Car Freud s’est empêtré dans la notion de représentation : "Cet
inconscient auquel Freud ne comprenait rien, ce sont des représentations inconscientes.
Unbewuste Vorstellungen, j’ai essayé de fomenter cela pour l’instituer au niveau du symbolique,
qui n’a rien à faire avec des représentations […] l’inconscient n’a de corps que de mots. […]
L’idée de représentation inconsciente est une idée totalement vide, folle. C’est une abstraction
qui ôte au Réel tout son poids concret" (J. Lacan, Propos sur l’hystérie, 1977). Sur le concept
d’inconscient, Lacan s’était déjà séparé de Freud dès 1976. Il tire ici une des conditions de ce
franchissement. Cela le conduit alors à souligner la propension de l’hystérique à se retrancher
derrière des représentations de circonstances, concluant par une formule péremptoire : la
métaphysique, c’est l’hystérie. Comme il n’a jamais cessé de le répéter, Lacan est lecteur de
Freud, précisément parce qu’il sait que Freud anticipe scientifiquement la déconstruction de la
métaphysique (Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1963) :
– Le discours philosophique baigne, aux yeux de l’épistémologie freudienne, dans
l’Imaginaire car il repose sur la notion d’être qu’il se propose de décrire et de
comprendre sous forme de grands systèmes spéculatifs (conceptions du monde). Ces
grands systèmes (Platon, Kant, Hegel, Nietzsche, etc.) forcent l’admiration et le
respect par leur ingéniosité, subtilité, complexité, et parfois cohérence, mais, telles
les règles de nos jeux de cartes (belote, bridge, poker) ils ne renvoient qu’à eux-
mêmes sans contact proprement démontrable avec le réel physique ou humain, sans
réfutabilité logique ou expérimentale, sans applications efficientes, sans pouvoir
prédictif, avec en revanche un penchant normatif souvent très prononcé (idéalisme
platonicien, morale kantienne par exemple). Plaisir esthétique considérable,
séduction majeure pour les esprits cultivés, pure esthétique et pure séduction qui lui
vaudraient légitimement la qualification d’art ou d’ingéniérie para-littéraire, mais en
aucun cas celui d’un savoir opérant au plan cognitif 22 …
Contrairement à la science moderne et à la psychanalyse, la philosophie semble
méconnaître (sauf exception) l’intrication de l’observateur et de la chose observée :
le sujet philosophique, tout comme le Moi, instance imaginaire de méconnaissance,
contemple et dissèque le monde dont il ne fait pas partie et des lois duquel il
s’excepte 23 .
"Je pense que pour une bonne part, la conception mythologique du monde […] n’est pas autre
qu’une psychologie projetée dans le monde. L’obscure connaissance des facteurs et faits
psychiques de l’inconscient (autrement dit la perception endopsychique) se reflète […] dans la
construction d’une réalité suprasensible que la science transforme en une psychologie de
l’inconscient. On pourrait se donner pour tâche de décomposer les mythes relatifs à Dieu, au
bien et au mal, et de traduire la métaphysique en métapsychologie" ».
22 Nous ne parlons ici que de philosophie spéculative, et non de philosophie des sciences,
synonyme d’épistémologie.
Dans l’article « La psychanalyse n’est pas une école de sagesse », Le Portique no 2, Freud et
la philosophie, 1998, Patrice Fabrizi écrit, non sans humour, dans le paragraphe Visions du
monde et bonnets de nuit :
« Ce désir philosophique, on sait que Freud, à l’orée de ses découvertes, s’en méfiait, au point
de se priver de la lecture de certaines œuvres, dont celle de Nietzsche. Il s’en justifiait par la
crainte que la démarche spéculative du philosophe et la rencontre soudaine d’intuitions
communes eussent pu le rendre aveugle à l’objection des faits et du matériau clinique.
Prudence positiviste, de l’avis de Freud. […] Il y a du transcendantal (origine phylogénétique de
l’Œdipe pour Freud, logique du signifiant depuis Lacan), ce n’est pas une raison pour donner
dans le délire théorique, l’expérience doit rester la pierre de touche.
On ne s’étonnera donc pas (trop) de voir Freud, dans la 35e des Nouvelles conférences
critiquer la philosophie au même titre que la religion, réduire leurs productions à des systèmes
dogmatiques et complets, des Weltanschauung(en), des "construction(s) intellectuelle(s) qui
réso(lvent), de façon homogène, tous les problèmes de notre existence à partir d’une
hypothèse qui commande le tout, où, par conséquent, aucun problème ne reste ouvert, et où
tout ce à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée". À cet égard, un passage de
cette même 35e conférence pourrait être éclairant. Il s’agit d’un petit distique de Heine, cité
donc par Freud, et qui raille le philosophe : "Avec ses bonnets de nuit et les loques de sa robe
de chambre, il bouche les trous de l’édifice du monde"… ».
23 J-C. Milner, L’Œuvre claire, chapitre II : « …"il n’y a rien qui soit hors univers". Le sujet n’est
pas un hors-univers. […] Qu’il n’y ait rien hors de l’univers est difficile à imaginer. De là la
récurrence des figures du hors-univers, Dieu, l’Homme, le Moi, qu’on excepte de l’univers et qui
constituent cet univers en un Tout. Cette propriété d’exception reçoit des noms divers : l’âme,
instance en l’homme de ce qui l’apparente à Dieu. Quand l’epistèmè le céda à la science
moderne, l’âme fit place à la conscience.
La psychanalyse reprend le problème de l’univers et le résout ainsi : le concept de ce qu’il y a
L’homonymie externe entre discours philosophique et discours psychanalytique se
voit également exemplifiée par Milner (ibidem) dans la disjonction qu’il opère entre
deux sens opposés du mot mort :
La psychanalyse est une doctrine de l’univers infini et contingent. Ainsi s’éclaire
sa doctrine de la mort et de la sexualité.
Pour beaucoup la mort est la marque même de la finitude. Mais la psychanalyse
suit le lemme moderne, pour qui la finitude n’existe pas, et en donne une version
spécifique : « en tant qu’elle est une marque de finitude, la mort n’est rien dans
l’analyse », ou : « la mort ne compte dans l’analyse qu’en tant qu’elle est une marque
d’infinité », ou : « la mort n’est rien, sinon l’objet d’une pulsion » (fondement du concept
de pulsion de mort).
On en conclura : que le mot de mort est un foyer d’homonymies entre fini et infini 24 ;
qu’est incompatible avec la possibilité de la psychanalyse toute philosophie où la mort
compte en tant que marque de la finitude, – en particulier : si pour Heidegger l’être
pour la mort est être pour la finitude, alors la doctrine de la psychanalyse de Lacan
est antinomique de la philosophie de Heidegger, et réciproquement.
Devant les charmes du discours philosophique, on peut donc être captivé, saisi,
mais en aucun cas dessaisi…
– Le discours sociologique nous est trop insuffisamment connu pour que nous puissions
appuyer sur des arguments épistémologiques précis sa démarcation d’avec le champ
de la psychanalyse. Plus modestement, un travail non publié sur la violence scolaire
nous avait conduit à examiner quelques arguments tant logiques qu’empiriques sur le
rôle respectif des facteurs inconscients et des facteurs sociaux, culturels,
économiques, idéologiques dans la genèse de la violence en général. Si l’on prouve
que celle-ci implique (au moins) l’intervention de deux facteurs, par exemple le facteur
inconscient et le facteur socio-économique, rien ne dit alors qu’ils interviennent
simultanément et avec une importance égale. Ils sont parfois dissociés.
Deux exemples empiriques :
1- Accents Magazine du Conseil Général des Bouches-du-Rhône, no 25)
Accents 25 : Quel est le rôle de la brigade des mineurs ?
un univers, de ce que rien ne s’en excepte, pas même l’Homme, c’est le concept qui dit non à la
conscience, c’est l’inconscient. Si la conscience et la conscience de soi (philosophique)
rassemblent les privilèges de l’homme, comme exception au Tout, la négation dont Freud
affecte la conscience frappe d’obsolescence ces privilèges. Ce mouvement atteint aussi l’âme,
et en même temps la figure de Dieu, en tant qu’elle serait le hors-univers par excellence. […] La
science requiert l’univers, qui frappe d’impossible tout hors-univers […]. Un système de
propositions visant l’inconscient ne peut s’accomplir que dans la science moderne et l’univers
qu’elle fonde. Rabelais : science sans conscience, et, pour cette seule raison, ruine de l’âme. La
science n’est accomplie qu’en se faisant la science de ce qu’il n’y a pas de conscience et pas
d’âme. (voir Lacan, l’Étourdit : « Pour être le langage le plus propre au discours scientifique, la
mathématique est la science sans conscience dont fait promesse notre bon Rabelais, celle à
laquelle un philosophe ne peut que rester bouché »).
24 Ce type d’homonymies est précisément celui qu’explorera plus loin notre Analyse des
Logiques Subjectives.
25
Danièle Laborde : Nous traitons des cas de syndromes du bébé secoué, de
fugues, d’abus sexuels, de viols, d’exhibition, de violences graves, de
violences « habituelles commises sur mineurs »…
Accents : Quelle est la situation à Marseille ?
Danièle Laborde : Il faut savoir que la maltraitance n’est pas une affaire de
pauvreté, ni de classe sociale, mais d’individus, avec toutes les déviances et
les dérives que la condition humaine comporte.
2- Le Monde, vendredi 27 décembre 2002) :
Terrorisme : la pauvreté n’est pas coupable : Une étude portant sur
350 personnes engagées dans l’Armée rouge japonaise, la Bande à Baader,
l’I.R.A ou les Brigades rouges a montré que les deux tiers des auteurs
d’attentats ont fait des études supérieures et sont de milieux aisés.
Opposer au contexte fantasmatique et biographique d’une naissance des facteurs
d’ordre socio-économiques contemporains du comportement violent observé opère un
changement de plan et une négligence de la chronologie. Ni le désir d’enfant ni
son accueil dans la famille ne peuvent être liés de manière systématique aux conditions
sociales, lesquelles ne seront perçues et intégrées par l’enfant que bien après tout
ce qui va modeler sa personnalité inconsciente. Anticipons sur une argumentation
future plus élaborée en disant, sous forme métaphorique : le bateau connaît le port
de pêche (la famille et ses désirs inconscients) avant l’océan (le « social ») ou,
pour user d’alexandrins : « Avant de se savoir bourgeois ou prolétaire, l’enfant perçoit
d’abord le désir de sa mère ».
– Le discours de la science
J-C. Milner (L’Œuvre claire) analyse très finement comment la psychanalyse
n’aurait pu exister sans la science moderne, tout en s’en démarquant ensuite pour se
tenir vis-à-vis d’elle à une distance que nous dirons volontiers « respectueuse »,
terme qui annonce les relations spécifiques que ces deux discours peuvent selon
nous entretenir et les perspectives que nous développerons dans la dernière partie.
Condensons à l’extrême cette analyse subtile et précise. Lacan 26 pose une équation :
« le sujet sur quoi nous opérons en psychanalyse ne peut être que le sujet de la
science », sans affirmer que la psychanalyse elle-même soit une science : le fait que
« sa praxis n’implique d’autre sujet que celui de la science » est « à distinguer de
la question de savoir si la psychanalyse est une science » 27 .
Le sujet freudien, en tant que la psychanalyse freudienne est intrinsèquement
moderne, ne saurait être rien d’autre que le sujet cartésien. La physique
mathématisée élimine toutes les qualités des existants ; une théorie du sujet qui
26 Lacan, « La science et la vérité », Écrits.
27 Milner, ibidem : « À l’égard de l’opération analytique, la science ne joue pas le rôle d’un point
idéal ; au contraire, elle structure de manière interne la matière même de son objet. La
psychanalyse trouvera en elle-même les fondements de ses principes et de ses méthodes.
Mieux, elle pourra questionner la science : "Qu’est-ce qu’une science qui inclut la
psychanalyse ?". La science elle-même pourrait se révéler la forme la plus consistante d’une
activité qu’on nommera l’analyse et qui se retrouve dans toutes les régions du savoir. De cette
analyse, la psychanalyse proposerait comme un point idéal, organisateur du champ
épistémologique et permettant de s’y orienter. Loin qu’elle consente à l’idéal de la science, il lui
revient de construire pour la science un idéal de l’analyse ».
souhaite répondre à une telle physique devra dépouiller le sujet de toute qualité.
Corrélat sans qualités supposé à une pensée sans qualités (le Cogito), cet existant,
nommé sujet par Lacan, répond au geste de la science moderne. C’est le sujet de la
science.
Or la pensée sans qualités n’est pas seulement appropriée à la science
moderne, mais aussi nécessaire à fonder l’inconscient freudien. Constat de Freud : il
y a de la pensée dans le rêve – c’est ce qu’établissent la Traumdeutung et les
œuvres ultérieures. Donc la pensée n’est pas un corollaire de la conscience de soi.
Dire que le sujet n’a pas la conscience de soi comme propriété constitutive, c’est
rectifier la tradition philosophique. La psychanalyse entend donc la notion de sujet plus
strictement qu’aucune autre doctrine. Avec netteté, elle sépare deux entités : à l’une,
la conscience de soi peut sans contradiction être supposée ne pas être
essentielle ; à l’autre, la conscience de soi ne peut sans contradiction être supposée
ne pas être essentielle. La première seule répond aux requêtes de la science ; on
l’appellera donc le sujet de la science, aussi bien sujet cartésien et sujet freudien.
Quant à la seconde, le nom de Moi peut lui convenir autant qu’un autre.
La science moderne est galiléenne, c’est-à-dire empirique et mathématisée :
– la mathématique peut épeler tout l’empirique, sans égard à aucune hiérarchie de
l’être allant du moins parfait au plus parfait ; – la mathématique intervient par ce
qu’elle a de littéral, c’est-à-dire par le calcul, plutôt que par la démonstration ; – la
mathématique épelle l’empirique comme tel, en ce qu’il a de passager, de non
parfait, d’opaque. Les nombres ne fonctionnent plus comme Nombres, clés d’or du
Même, mais comme lettres, et doivent saisir le divers en ce qu’il a d’incessamment
autre. L’empirique est littéralisable en tant qu’empirique ; la littéralisation n’est pas
idéalisation.
Les propositions suivantes, qui se tirent à la fois de Freud et de Lacan : « le Moi a
horreur de la science » ; « le Moi a horreur de la lettre comme telle » ; « l’imaginaire
comme tel est radicalement étranger à la science moderne » ; et surtout « la science
moderne, en tant que littérale, dissout l’imaginaire » vont trouver dans notre
quatrième partie une résonance particulière quant aux relations
psychanalyse/science.
B. Déjouer l’homonymie interne (les fantasmes déposés dans des théories) peut
se faire entre autres, nous l’avons vu, au moyen de l’Analyse des Logiques
Subjectives, cette héritière critique des « Quatre discours », en décrivant les
dialectes de la subjectivité inconsciente dans les dires des analystes eux-mêmes.
Ainsi, en ce qui concerne le discours sur les buts assignés à l’analyse comme
pratique, il peut exister une complicité inconsciente entre l’analyste et son patient
dans un fantasme commun, lorsqu’ils partagent le même parler, ce que l’A.L.S. peut
aider à détecter. Or de tels fantasmes retentissent sur la pratique et les effets des
analyses, qui dans ce cas, au lieu de renvoyer dos à dos toutes les identifications
pour tendre vers le désêtre, la destitution subjective, la traversée du fantasme
(Lacan), reconduisent l’analysant dans un discours névrotique seulement habillé de
jargon pseudo-analytique. Ils peuvent être formulés :
– Dans les termes du parler « conservateur » : retrouver un équilibre psychique
perturbé par la névrose, restaurer la complétude perdue en visant à la restitutio ad
integrum après une décompensation.
– Ou dans les termes du parler « hésitant », à la recherche du compromis, du juste
milieu entre les extrêmes : « hystériser les obsessionnels » et « obsessionnaliser les
hystériques ».
– Dans les termes du parler « constructeur » : il y a, bien sûr, la psychanalyse « à
l’américaine » avec son orthopédie du Moi redressant le Moi « tordu » et faible du
névrosé pour l’identifier au Moi fort de l’analyste ; mais aussi ces deux métaphores de
la prise de valeur, celle du travail enrichissant et celle de la salutaire guérison
psychique (d’un esprit imaginé comme un double du corps), qui peuvent se combiner
dans un précipité si stable qu’il n’éveille même plus l’attention : le « travail
thérapeutique », réendossant toutes les métaphores médicales des débuts de la
psychanalyse, et, partant, les critiques extérieures sur l’inefficacité de celle-ci en
matière de guérison.
– Et enfin, dans les termes du parler du « changement », avec les fantasmes de
libération, de renouveau, d’assouplissement psychiques, de levée des résistances,
d’ouverture dialectique.
Pour ce qui est des théorisations, L’A.L.S., suivant en cela notre définition récursive
(« l’analyse, c’est l’analyse des fantasmes sur l’analyse »), a son rôle à jouer dans le tri
nécessaire à effectuer, dans la jungle luxuriante des productions « analytiques »,
entre les fausses pistes (banalement fantasmatiques) et les hypothèses
potentiellement intéressantes, qu’il faudra encore, pour les réfuter ou les corroborer,
confronter aux données de l’expérience clinique. Deux exemples :
– Le parler « constructeur » fait sentir ses effets dans des fantasmes insus ou
assumés sous-tendant l’arrivisme et l’auto-promotion : la croyance en l’individu
psychique, ce roi détrôné, peut tenter sa « Restauration » subreptice sous le
pseudonyme équivoque du « sujet singulier » qui ambitionne de parler « en son nom
propre ». On retrouve là le self-made man qui cherche à « se faire un nom », avec la
republication dans des ouvrages signés de textes anonymes parus dans Scilicet, « les
procédés dont s’habille l’infatuation universitaire quand il s’agit de se faire auteur aux
dépens de ce que j’ai dit » (Lacan, déjà cité), voire telle ou telle procédure pour
conserver le monopole d’un héritage d’exploitation contestée.
– Avec le parler du « changement » pourra s’observer chez les disciples une
fétichisation « sincère » de termes polysémiques comme désir ou mort, et de
métaphores endormies potentiellement ambigües fournies par les aînés, comme
fente, refente, faille, trou, manque, perte, déchet, ou forclusion, holophrase,
gélification de la chaîne, termes et métaphores entendus et promus (comme le
montre le contexte de leur emploi) du point de vue banalement « extraverti » et non
plus comme des concepts analytiques. Rien n’interdirait d’ailleurs d’interroger en
amont le discours de ces aînés eux-mêmes (par exemple sur les justifications qu’ils
donnent de certaines modifications de la technique) à la lumière de l’analyse de
leurs métaphores…
Ce constat de survivance des fantasmes déposés dans les théories et dans les buts
assignés à l’analyse aura une conséquence, évoquée dans notre conclusion, à
propos des différends qui surviennent entre les porte-paroles du discours analytique et
leurs critiques.
C. Ici peut se révéler utile une mise en perspective des places respectives du
discours psychanalytique, du discours de la science et de l’Analyse des
Logiques Subjectives. Elle s’aidera d’un schéma construit sur une alternative à
la triade « Réel, Symbolique, Imaginaire » de Lacan, alternative proposée pour
surmonter les difficultés suivantes :
– variations au cours du temps dans la définition des trois termes chez Lacan lui-même,
phénomène légitime dans l’évolution d’une discipline. Leur formalisation, à juste titre
entreprise par Lacan, se heurte à des difficultés remarquablement exposées par J.-
C. Milner dans L’Œuvre claire.
– désaccord et confusion chez les disciples sur les définitions et acceptions de ces
termes
– la mise en relation chronologique, en fait hiérarchisée, des trois vocables est
sujette à tractations : les « Au commencement était le Verbe » ou « Tout est langage »
sont le contresens le plus criant chez certains analystes, qui veulent que le
Symbolique précède le Réel. D’autres, avec des expressions comme « accéder au
Symbolique », veulent que ce dernier soit précédé par l’Imaginaire, confondant ainsi
l’imaginaire animal (pré-verbal) avec l’Imaginaire humain uniquement permis par le
langage, donc post-verbal. De nombreux passages tirés des textes de Lacan
montrent que, pour lui, après la phase « pré-classique » où il les introduit dans l’ordre S,
I, R (calqué sur l’ordre Signifiant, Signifié, Référent de la linguistique), le seul ordre
logique et chronologique devient et restera R, S, I : Réel, puis Symbolique, puis
Imaginaire.
Souscrivant dans l’ensemble à la critique de J-C. Milner 28 (ibidem) sur l’évolution
finalement négative de la prometteuse tentative borroméenne, nous n’aborderons
pas ici le nouage des termes R, S et I.
Pour toutes les raisons précitées, nous proposons une terminologie différente,
recourant à des qualificatifs positionnés sur le schéma ci-dessous, temporellement
orienté de gauche à droite :
28 « Monstration par monstration, le nœud a entravé le mi-dire en tant que moyen du bien dire,
mais les entraves du mi-dire et l’inaccessibilité du bien dire sont une abolition de l’inconscient.
Si non seulement le silence est requis, mais aussi possible ("tu dois te taire, donc tu le peux"),
c’est que la vérité ne parle pas et que l’inconscient n’existe pas. Il n’y a pas de chose
freudienne. Si Wittgenstein l’emporte, si le nœud l’emporte sur l’écrit, Lacan n’est pas seul
détruit. »
1. Réel, désigné par la lettre R : il est difficile d’éviter l’adjectif substantivé, donc de ne
pas dire « le Réel ». Lacan donne à ce terme des sens différents et subtils. Pour le
moment nous considèrerons qu’il désigne ce qu’étudient les sciences exactes, de la
physique des particules jusqu’à la biologie, avec leur formalisation logico-
mathématique. À nouveau en 1974, dans sa conférence à Rome intitulée Le
triomphe de la religion, Lacan réaffirme : « Le symptôme, ce n’est pas encore
vraiment le réel. […] Mais le réel réel, si je puis dire, le vrai réel, c’est celui auquel
nous pouvons accéder par une voie tout à fait précise, qui est la voie scientifique.
C’est la voie des petites équations. », et plus loin il évoque : « […] le réel auquel nous
accédons avec des petites formules, le vrai réel » (souligné par nous).
2. Réel parlant, désigné par RP : quelque chose « dans le Réel » se met à parler, de
façon impersonnelle et involontaire. L’humain, le parlêtre traversé de ce Réel
parlant n’en est ni l’auteur ni le maître. RP correspond à ce que Lacan nomme
Symbolique. Lacan signale cette filiation en disant « Il y a du signifiant à déchiffrer dans
le réel », ou encore « Le signifiant, c’est de la matière qui se transcende en
langage », mais ce n’est pas une mince affaire que d’expliquer comment…
3. Réel non parlant, RNP : désigne ce qui « dans le Réel » continue à ne pas parler,
et qui – comme le Réel qu’en fait il prolonge – deviendra l’objet des « sciences
exactes ». La prolongation de R par RNP correspond toutefois à une partie seulement
de ce que Lacan nomme Réel.
4. Réel Parlant Unifiant, RPU : quelque chose « dans le Réel Parlant » se met à
fonctionner de telle sorte que la fiction de l’Un apparaît (« être », « totalité », « unité »,
« indivisibilité », « identité à soi-même », etc., ce « Un-de-sens » ne devant pas
être confondu avec le « Un comptable »). C’est l’Imaginaire de Lacan. L’être
parlant traversé de ce Réel Parlant Unifiant se prend (identification subjective) pour
quelqu’un, qui serait l’auteur et le maître du langage, ce qui est un leurre puisque en
fait « ce qui parle sans le savoir me fait je, sujet du verbe » (Lacan). Le RPU, tissu des
objets qu’étudient les « Sciences Humaines », subsiste hélas dans leur discours qui
procède par métaphores et entités, ce qui est épistémologiquement problématique 29 .
On verra que le RPU subsiste également en partie dans le discours psychanalytique.
Une flèche portant les mots « prématuration - néoténie » indique sur le schéma que
c’est cette caractéristique, venue du Réel Non Parlant (biologie humaine), qui
favorise l’apparition du RPU ; « Sans cette béance qui l’aliène à sa propre image [la
béance qu’ouvre cette prématuration], cette symbiose avec le symbolique n’aurait pu
se produire, où il se constitue comme sujet à la mort. » (Lacan, Écrits)
Deux rejetons à ce RPU : l’inconscient (a-grammatical dans les rébus, calembours,
contrepèteries, anagrammes, où il brise les unités lexicales, « les mots »), et le
fantasme (grammatical, car, consistant en une formule phrastique, il respecte « les
mots » et leur séquence temporelle, syntagmatique).
De cette énumération il ressort qu’à travers ses diverses différenciations, il n’y a que
du Réel. Pourrait-il en être autrement ?
Une fois rebaptisés les termes de Lacan, il est possible de leur ajouter des termes
nommant d’autres aspects du Réel Parlant (le « Symbolique » de Lacan) qui jouent
un rôle épistémologique particulier :
29 Voir mon article (version électronique) : Métaphore et connaissance, HAL - Sciences de
l’Homme et de la Société, http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00802474.
5. Réel Parlant Non Unifiant, RPNU : c’est cette branche cognitive du « Réel Parlant »
qui va progressivement démentir les énoncés totalisants quant à la description du
Réel, et qui amorce – chemin en dents de scie à travers la connaissance antique et
l’épistèmè grecque – le mouvement vers l’écriture logico- mathématique des
« sciences exactes » (la science galiléenne combinant empiricité et formalisation).
6. Le discours analytique, branché en dérivation sur le RPNU dans sa version
science moderne : c’est celle-ci en effet qui (Milner, ibidem) permet l’apparition de ce
discours. Il n’est qu’à moitié du RPNU (Réel Parlant Non Unifiant) car, comme la
science le fait pour le Réel, il dément certes les énoncés unifiants quant à la
description du psychisme humain. Mais Imaginaire, inconscient et fantasme
continuent de l’imprégner, comme le montre, entre autres, l’A.L.S., d’où les flèches
pointillées à double sens. La psychanalyse, permise par la science, est une discipline
désimaginarisante, mais ce n’est pas une science.
7. Les analysciences (disciplines-passerelles entre psychanalyse et science)
permettent le dialogue entre la science moderne (dotée de méthode, mais
s’aveuglant « volontairement » quant à la subjectivité) et la psychanalyse (voyante
quant à la subjectivité, mais souvent paralytique quant à la méthode…). L’A.L.S.
figure parmi ces analysciences 30 , bénéficiant d’une démarche logiciste relevant du
galiléisme étendu (voir notre quatrième partie), et trouvant ses applications (flèches
pointillées à sens unique cette fois) tant dans la description des aspects subjectifs
de la découverte en science que dans la description méthodique de la subjectivité
(surtout pour le fantasme, en partie pour l’Imaginaire, mais en aucun cas pour
l’inconscient a-grammatical…).
IV. Notre quatrième partie expose à présent quelques propositions et
perspectives résultant de ces analyses, et conclut sur une invitation à renouveler
sur certains points la teneur du discours analytique…
A. Le principe d’économie dans l’expérience et dans la théorisation Analytique.
Un tel principe ne peut s’appliquer que rétro-activement, après-coup, et non d’emblée,
ce qu’exprime notre définition récursive (l’analyse, c’est l’analyse des fantasmes sur
l’analyse…) : ce sont les découvertes ultérieures faites dans les analyses à mesure
qu’elles se déroulent qui amènent à revoir les versions initiales du dispositif analytique
(exemple du rôle joué par le transfert), et à en remanier tel ou tel élément. Le
minimum constitué par la paire règle d’association libre/non- réponse de l’analyste
suffit à engendrer une série de phénomènes partagés (« les analystes font partie
de l’inconscient ») dont les menus détails ne peuvent être divulgués tels quels.
Faisons l’hypothèse qu’une majorité des critiques porterait de ce fait, faute d’accès
direct à ces « données », sur le corpus d’interprétations – délivrées par les seuls
30 Une analyscience serait, selon une définition encore à peaufiner, une discipline hybride entre
psychanalyse et science, à savoir : – soit une ébauche de science incluant l’examen de la
subjectivité du sujet connaissant ; – soit une ébauche de science s’intéressant à une forme
d’inconscient (ex : les recherches expérimentales sur l’inconscient cognitif, qui n’est bien sûr
pas le même que l’inconscient subjectif) ; – soit un sous-ensemble de la psychanalyse traitant
d’un champ spécifique de la subjectivité, utilisant des méthodes scientifiques (gali-léisme
étendu), et validé selon des critères scientifiques comme ceux de l’analyse logiciste de J.-
C. Gardin. Ceci sera repris dans notre quatrième partie.
analystes – d’un champ « d’observation » imaginé dès lors comme la chasse
gardée de grands prêtres d’un temple dont les mystères restent inaccessibles au
profane. La négation expéditive de ces phénomènes dans un « athéisme idolâtre »,
bien éloigné du doute scientifique, en est la rançon.
N’appartient-il pas dans ce cas aux analystes de reprendre et rénover l’effort entrepris
avec la revue Scilicet (« tu peux savoir ») et le Champ Freudien, quelles qu’en soient
les limites, par une mise à plat critique des chemins de la mise en concepts,
accessible aux non-analysés (convaincus de la probité des témoignages cliniques
sous-jacents), et puisant le moins possible dans des savoirs constitués, si éclairants
soient-ils ?
Si l’on considère comme établi que le dispositif analytique induit une désidentification
laborieuse – Durcharbeitung –, alors cet épluchage clinique de l’oignon psychique
pourrait trouver son répondant dans le recours au rasoir d’Ockham pour les
concepts théoriques : « Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem », « Les
entités ne doivent pas être multipliées par-delà ce qui est nécessaire ». Une
critique de l’inflation du vocabulaire surimposé à l’expérience est souhaitable.
L’algèbre et la topologie lacanienne, dans leur sobriété, semblent un effort à
prolonger, à la condition de ne pas les exiler dans des collages surréalistes coupés
de l’expérience.
Dans le travail sur les concepts, pourquoi ne pas accepter d’aller, quitte à devoir
en revenir, jusqu’à la limite de notre définition récursive, s’il est vrai que les fantasmes
sur l’analyse peuvent se continuer dans ces concepts ? Et ne pas oser se demander
par exemple, à rebours de Lacan et à partir du dispositif minimal, si l’interprétation est
un élément nécessaire et décisif de l’analyse ? Si l’interprétation revient à l’analysant,
si les assemblages signifiants se défont (« ce n’était que ça ») en laissant le temps au
temps sans que l’analyste – qui ne serait en fait qu’un catalyste – joue les mouches
du coche, les inquiétudes de Lacan quant à la dissolution du transfert et son
empressement clairement verbalisé à la hâter ne seraient-ils pas un fantasme à
analyser dans le mot-à-mot même de son texte 31 ? Simple hypothèse « extrême »
offerte à la cogitation …
B. Un dialogue partiel est possible entre la psychanalyse et ces autres champs que
sont la psychologie, la sociologie et la philosophie, mais à certaines conditions.
Puisque le sujet divisé que la psychanalyse décrit (en le mettant au partitif : il y a
« du sujet ») n’est plus ni le sujet individuel de la psychologie, ni le sujet collectif de
la sociologie 32 ni l’être de la philosophie, l’homonymie apparaît indéniable et
31 Par exemple (Lacan, Écrits) : « On voit là un des écueils que doit éviter l’analyste, et le
principe du transfert dans ce qu’il a d’interminable. C’est pourquoi une vacillation calculée de la
"neutralité" de l’analyste, peut valoir pour une hystérique plus que toutes les interprétations, au
risque de l’affolement qui peut en résulter » et « Nous n’en dirions pas tant si nous n’étions pas
convaincu qu’à expérimenter en un moment, venu à sa conclusion, de notre expérience, ce
qu’on a appelé nos séances courtes, nous avons pu faire venir au jour chez tel sujet mâle, des
fantasmes de grossesse anale avec le rêve de sa résolution par césarienne dans un délai où
autrement nous en aurions encore été à écouter ses spéculations sur l’art de Dostoïevski ».
32 « Le groupe se définit d’être une unité synchrone dont les éléments sont les individus. Mais un
sujet n’est pas un individu » (Jacques Lacan, Lettre parue dans Le Matin du 10.3.80). Analyse
détaillée dans l’article de Jean-Jacques Pinto & Eliane Pons, E. Groupe, individu, sujet,
Psychodrame, no 62, sept, Paris, 1981.
insurmontable. L’échange avec ces discours ne peut être que d’ordre cognitif,
informatif pour les deux premiers (qui procèdent d’un donné pratique et
expérimental), et « culturel-critique » avec le discours philosophique spéculatif (qui en
est, lui, déconnecté) – de même qu’avec la littérature, domaine que faute de
temps et de place nous n’avons pu aborder ici.
Pour reprendre la métaphore de Milner sur « la présence des corps voisins, les
reliefs extérieurs que le discours lacanien a heurtés, contournés, érodés, non sans en
recevoir une forme et non sans leur en conférer une », acceptons avec tolérance le
voisinage de ces discours, mais sans compromissions ni collusions paralogiques
(confusion sincère) ou sophistiques (arrivisme universitaire duplice) en nous
souvenant que Lacan peut actuellement, aux Etats-Unis, être avec Derrida étudié
comme… philosophe !
C. Les relations spécifiques entre psychanalyse et discours de la science
Le seul dialogue vraiment prometteur est à développer selon nous avec la science,
quand elle ne jargonne pas à son tour dans une des idéologies qui la
caricaturent (De l’extinction du poppérisme 33 reste encore à écrire !). À distance
« respectueuse », disions-nous, pour inviter au respect mutuel dans l’inter-critique et la
complémentarité. Voyons sur quelles bases :
« La science moderne, en tant que littérale, dissout l’imaginaire », dit Milner.
Comme s’y efforce la psychanalyse. En effet science et psychanalyse ont en
commun le non-tout, le non-sens, la dissolution de la notion d’être : la
science « épluche l’oignon » physique, l’analyse « épluche l’oignon »
psychique (note 23).
Sur l’existence du déterminisme (fût-ce sous la forme du chaos
déterministe), il y a accord entre le discours scientifique et la psychanalyse,
laquelle postule le déterminisme de la vie psychique.
Comme la science, la psychanalyse (en principe, mais hélas pas toujours en
pratique) :
– a un versant technique induisant certaines transformations réelles
(symptômes, personnalité) :
– a parfois un pouvoir prédictif lié à l’énoncé de règles empiriques et à une
ébauche de formalisation ;
– est descriptive et non normative, sans idéal de vie ni direction de
conscience, en un mot agnostique ;
– et conduit donc, comme la science moderne, à une forme d’antiphilosophie.
33 De l’extinction du paupérisme est un ouvrage de Louis-Napoléon Bonaparte publié en 1844.
Indépendamment des postulats qu’elle se donne pour avancer, la science engendre elle-même
ses idéologies, à propagande heureusement limitée : positivisme, rationalisme et empirisme,
dès qu’ils s’érigent en idéal, nourris par des fantasmes que le scientifique veut ignorer, voire
forclore. Ceci nous conduit naturellement à poser avec Karl Popper la question des savoirs
dogmatiques, sans souscrire à chacune des réponses qu’il y apporte, et en nous demandant
sur quels points le poppérisme serait lui-même… réfutable !
Enfin la psychanalyse rencontre elle aussi (transfert/contre-transfert)
l’intrication de l’observateur et de la chose observée, phénomène mis en
lumière au XXème siècle dans ces deux branches du savoir.
Mais, comme on l’a vu, elle reste d’une part (au voisinage des discours
universitaires) sujette à des mésalliances avec les discours philosophique,
sociologique, psychologique etc., d’autre part (limites des analyses « individuelles »)
imprégnée de la « triade subjective » Imaginaire, Inconscient, Fantasme.
La psychanalyse moderne n’a aucune critique pertinente à adresser à la
démarche scientifique. Elle dit seulement que la science a jusqu’à présent eu besoin,
pour fonctionner, de tourner le dos à la subjectivité, de la laisser à la porte du
laboratoire, donc de s’interdire, par construction même, de la prendre pour objet
d’étude. Disons que la science est ici « l’aveugle ». Elle s’aveugle pour avancer, et y
réussit.
La psychanalyse, elle, « voit » (… entend) et lit la subjectivité, mais manque souvent
de « jambes » méthodologiques pour faire avancer ses hypothèses… Les
disciples ne s’intéressent parfois qu’aux maîtres auxquels ils vouent un culte
anachronique, se reposant sur les lauriers de leurs initiateurs. Faible transmissibilité
et secret des dieux risquent de faire de la psychanalyse actuelle « le paralytique »…
Or science et psychanalyse ont en commun les points cruciaux précités. Mais l’aînée et
la cadette se comportent en sœurs ennemies, dans une inter-critique stérile
prenant parfois une allure idéologique. La nécessité d’une négociation et de
passerelles se fait sentir.
Nous plaidons ici, comme la fable de Florian, pour une coopération entre l’aveugle
et le paralytique.
Le dépassement des antagonismes passe par la reconnaissance de ces manques
respectifs (la science amputée de la subjectivité n’avance qu’aspirée par le trou noir
du réel qui se dérobe, et il serait paradoxal que l’analyse, qui met le manque au
centre de sa théorisation, ne puisse s’assumer manquante…), et également par l’effort
de dissiper un malentendu à propos de critères de scientificité :
Il semble opportun de renvoyer dos à dos deux travers caricaturaux : d’un côté
l’impérialisme des Sciences Exactes prétendant coloniser les Sciences dites
Humaines : nombre-roi, positivisme des faits, dominance du général sur le
particulier ; de l’autre le flou artistique, voire autistique de ceux qui en Sciences
Conjecturales et en psychanalyse rejettent toute formalisation 34 .
– La statistique avec son arsenal quantitatif est critiquable dans ces Sciences du
parlêtre car le langage humain n’est pas un code biunivoque (polyvalence des
hiéroglyphes, polysémie du mot « régime »…) :
Nous nous séparons donc d’un point de vue largement répandu, selon lequel il n’y a
de science que du quantifiable. Nous dirons plutôt : il n’y a de science que du
mathématisable et il y a mathématisation dès qu’il y a littéralisation et fonctionnement
aveugle. » (J.-C. Milner, Introduction à une science du langage)
34 Il n’y a pas, comme le croient les positivistes ou leurs adversaires amateurs de paranormal,
une opposition binaire rationnel/irrationnel, mais trois termes : rationnel, irrationnel, logique, le
logique (logos !) structurant de façon différente le rationnel et l’irrationnel. Et la logique de
l’irrationnel, c’est la psychanalyse, quand toutefois elle veut bien être logique !
– Le cas particulier et la loi générale
Une des critiques des Sciences Exactes à la psychanalyse repose sur l’idée fausse
qu’il n’y a de science que du général (Aristote). Or la loi statistique résultant de la
méthode inductive peut se révéler, on l’a vu, non pertinente quand le langage est en
jeu. Inversement, une analyse exhaustive d’un cas précis et limité dans une
monographie, si elle est matériellement communicable, est tout aussi généralisable et
vaut tout autant qu’une collection de cas traités par la méthode inductive.
Le terme « fait » en science doit être redéfini de façon moins naïve et moins
grossière : la linguistique travaille sur des corpus transcrits ou enregistrés, le « fait
linguistique » est bien matériel.
Une des passerelles que nous nommons analysciences pourrait ainsi user de la
linguistique, élément mixte et dénominateur commun pour mettre d’accord les
psychanalystes et les scientifiques, puisque les uns parlent d’un inconscient-langage
qui se lit comme une écriture, et que les autres ne peuvent nier qu’il y ait matérialité
du langage et que la science elle-même passe par le langage pour atteindre à la
formule écrite.
Le structuralisme, né avec la linguistique saussurienne et enterré trop tôt, est à
réhabiliter en partie, une fois débarrassé des effets de mode qui l’ont entouré.
L’approche structuraliste résout l’opposition entre approche positiviste à la recherche
de faits et approche compréhensive fondée sur l’introspection : il y a une objectivité,
une matérialité logicisable du discours de l’acteur social, ou du locuteur, ou de
l’analysant indépendamment de l’exactitude de ce à quoi il se réfère. JC. Milner
parle de « Galiléisme étendu ».
À sa manière, le structuralisme en linguistique est lui aussi une méthode de réduction
des qualités sensibles. […] On peut parler ici d’une mathématisation étendue,
rigoureuse et contrainte, mais aussi autonome relativement à l’appareil
mathématique. La linguistique devint, dans les années 50, une discipline aussi
littérale que l’algèbre ou la logique, mais indépendante d’elles, avec des succès
empiriques pour l’ensemble des langues naturelles. Elle se comportait strictement en
science galiléenne. Galiléisme étendu fondé sur une mathématique étendue, et
étendu à des objets inédits.
Cet objet était le langage, qui sépare l’espèce humaine du règne de la nature. De
même, l’anthropologie lévi-straussienne obtenait, avec des méthodes comparables
appliquées à des objets non naturels – les systèmes de parenté –, une présentation
exhaustive, exacte et démonstrative des fonctionnements. L’appui que Lévi-Strauss
trouvait dans la linguistique résidait dans une analogie des procédures et surtout
des points de vue constituants.
Sur ce fondement, linguistique et anthropologie, s’est déployé un mouvement de
pensée dont l’unité méthodologique et l’importance épistémologique ne font aucun
doute. Que Lacan, dont le rapport au galiléisme est principiel, et qui saisit son objet
plus du côté de la culture que de la nature, ait été compté au rang des
structuralistes, cela est éminemment explicable. » (L’Œuvre Claire)
Une autre facette du galiléisme étendu se rencontre dans l’analyse logiciste des
corpus textuels de Jean-Claude Gardin. Cette méthodologie de validation des
énoncés en Sciences Humaines offre une modélisation logique aussi rigoureuse que
celle des mathématiques 35 , mais non quantitative, avec :
– la validation interne des modèles théoriques et des analyses d’experts, soit « à la
main », en mettant par écrit les règles d’expertise et en les faisant « tourner » sur des
exemples ; soit par la confection de Systèmes-experts, programmes informatiques
simulant par des techniques d’Intelligence Artificielle le raisonnement de l’expert
(tête bien faite), et pas seulement son érudition (tête bien pleine), ce à quoi une
simple base de données suffirait. Cette validation permet la vérification de la
cohérence du raisonnement de l’expert, détecte la tricherie consciente ou la
méconnaissance inconsciente, évite la tentation de plaquer sa « grille
d’interprétation » sur le corpus. Elle correspond à l’exigence de formalisation dans la
science galiléenne. Mais on risque alors de n’aboutir qu’à une cohérence
« paranoïaque », coupée du réel : le lien avec l’expérience, l’empiricité, n’existe
pas, on peut avoir la validité sans l’exactitude.
– D’où le second volet : la validation externe de ces analyses par la
fabrication de simulacres. Elle correspond à l’exigence d’empiricité dans la science
galiléenne. L’aspect théorique en est formulé par Gardin : « Seuls le pastiche et la
fabrication de faux à partir des règles de description constituent une validation
externe du corpus ». La simulation, la reproduction artificielle « à s’y méprendre » de
tout ou partie des aspects de l’objet étudié atteste que les règles de description de
l’expert sont non seulement cohérentes, mais également efficientes.
Au sein des analysciences pouvant contribuer au dialogue entre science et
psychanalyse, l’Analyse des Logiques Subjectives, très schématiquement définie
comme une « microsémantique du fantasme », répond à un certain nombre des critères
évoqués ci-dessus : démarche logiciste relevant du galiléisme étendu et s’efforçant
de satisfaire aux critères de validation de J.-C. Gardin 36 ; modélisation, à base
linguistique – augmentée de la dimension de l’inconscient, d’objets et de structures
relevant de la psychanalyse et des Sciences de la culture dans des corpus de discours
courant ; méthode opérationnelle, efficiente, reproductible, corroborable et utilisable par
les non-experts.
Elle pourrait dès lors s’inscrire dans un nouveau courant de recherches faisant
dialoguer, sur le mode logiciste, science et psychanalyse par le biais de la
modélisation, avec pour horizon commun ce que J.-C. Milner, dans L’Œuvre claire,
nomme l’Analyse (voir note 19).
Mais les passerelles ne sont que des passerelles, les domaines eux sont
distincts, et la meilleure manière de travailler de façon complémentaire est de se
partager les tâches différentes dans ces champs complémentaires, avec des
méthodes différentes, sans incursion ni annexion, dans une éthique de recherche
d’exactitude et de vérité(s) mi-dit(e)s qui conforte le respect mutuel et dissuade les
détracteurs.
Pour conclure…
Parcourir d’un « diagnostic différentiel » les propositions de l’argument initial, pour faire
émerger les points de bifurcation et d’équivoque où le discours analytique peut se
35 Jean-Claude Gardin, M.-S. Lagrange, J. M. Martin, J. Molino, J. Natali-Smit, La logique du
plausible, Essais d’épistémologie pratique en sciences humaines, La Maison des sciences de
l’homme, Paris, 1987.
36 En simulant par menus fragments le résultat de l’identification subjective, donc en inaugurant
une « subjectivité artificielle ».
laisser piéger par l’homonymie, nous a conduit à avancer deux définitions-limite de
l’analyse comme pratique et comme théorie.
Des outils méthodologiques, l’un très général (recours à l’épistémologie), l’autre plus
spécifique (l’Analyse des Logiques Subjectives) nous ont ensuite permis d’affiner ce
diagnostic différentiel en : – un « diagnostic différentiel externe » délimitant le
discours analytique d’avec certains discours voisins dont les séductions peuvent
occasionner un import-export conceptuel, mais au prix d’un effet collatéral : les
critiques peu informés ou peu scrupuleux pourront dès lors indûment attaquer la
psychanalyse sur ces terrains qui ne sont pas le sien ; – et un « diagnostic différentiel
interne » portant sur la survivance d’éléments fantasmatiques dans les productions
théoriques des analystes, et le moyen d’en aborder la description méthodique.
Nous espérons avoir montré, dans la dernière partie, qu’après clarification des
relations avec les autres discours et « assainissement » de la fabrique de concepts
analytiques, le discours de la science pourrait devenir durablement pour la
psychanalyse un interlocuteur différent des autres : il y a plus à gagner qu’à
perdre à entretenir avec lui non pas une collaboration directe, puisqu’objets,
méthodes et buts ne se superposent pas, mais une stimulation mutuelle à
questionner, pour les renouveler, les fondements de l’un et l’autre discours, sur fond
d’une écoute respectueuse, par chacun, de son « autre ».
Ainsi pourrait se voir enrichie dans les prochaines années, dans ce double
mouvement, interne de remise en question méthodique, et externe de dialogue dans
la complémentarité, la teneur du discours analytique…
Le constat de survivance des fantasmes déposés dans les théories et dans les buts
assignés à l’analyse nous conduit à proposer une dernière remarque à propos des
différends survenant entre les porte-paroles du discours analytique et leurs critiques.
De même que Lacan (Écrits) souligne « On croit faire preuve d’audace à s’intéresser
aux effets qu’y aurait la personne de l’analyste. […] Pensez de quelle hauteur d’âme
nous témoignons à nous montrer dans notre argile être faits de la même que ceux que
nous pétrissons. », de même y aurait-il à la fois une saine humilité et une ressource
digne d’intérêt à nous souvenir de ceci : malgré les deux « longueurs d’avance » que
sont notre propre analyse et les enseignements au parfum parfois élitiste qui nous ont
été légués, nous sommes encore et toujours faits de la même pâte inconsciente que
ceux qui, de bonne ou de mauvaise foi, nous critiquent. Cette continuité indique que
non seulement la remise en question peut et doit se faire autant à l’intérieur qu’à
l’extérieur, mais qu’elle ne doit pas méconnaître que les adversaires en présence
partagent largement les mêmes règles du jeu fantasmatique et imaginaire.
« Pourquoi tant de haine » ? Mais pourquoi justement les analystes devraient-ils s’en
étonner, si sur cette bande de Mœbius de la condition humaine où tous les parlêtres
sont compagnons de galère… « l’envers c’est les autres » ?
Un mot pour finir : Pierre Marie 37 rappelle que la psychanalyse n’aurait pu être
fondée sans l’agnosticisme de Freud qui est, d’emblée, une position
épistémologique.
Il y a là un petit espoir pour nos quelques propositions d’inspiration épistémologique,
qui pourraient alors ne pas rester au stade de… vœux pieux – s’il est avéré que le
discours analytique est un… dit agnostique.
37 Pierre Marie, Psychanalyse, psychothérapie : quelles différences ?, Aubier, Paris, 2004.